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— Olver voudra continuer à jouer, je suppose, fit Juilin, mais ma dame et moi serons ravis de trinquer avec votre mari et vous, maîtresse Sans-Navire.

Un rien de défi dans cette tirade… À l’évidence, Juilin aurait besoin d’autres preuves pour croire que la Seanchanienne ne tenait plus Amathera pour une esclave qu’on lui avait volée.

Egeanin acquiesça comme si elle avait saisi le sous-entendu.

— Que la Lumière brille sur vous tous, dit-elle, et qu’elle continue durant tous les jours et toutes les nuits qui nous restent à vivre.

Une façon de saluer l’assistance plutôt chaleureuse, tout bien pesé.

Dès que les deux couples furent sortis, un coup de tonnerre fit sursauter les joueurs. Un autre suivit, puis la pluie martela la toile de la tente – de plus en plus fort, comme si elle entendait la traverser. Sauf s’ils avaient couru très vite, Juilin et les trois autres seraient trempés jusqu’aux os lorsqu’ils lèveraient le coude.

Noal s’assit en face d’Olver pour remplacer Amathera et lança les dés sur le plateau de jeu en tissu rouge. Les disques noirs qui représentaient Olver, et donc son ancien camp, étaient très près de la ligne de démarcation tracée sur le plateau. Cela dit, pour un œil exercé, il était évident qu’ils ne l’atteindraient pas. Un œil exercé, oui, mais pas celui d’Olver, qui grogna de dépit quand un disque blanc marqué d’une ligne ondulée – un serpent – toucha sa pièce. Et il gémit de plus belle quand un disque orné d’un triangle toucha celle de Noal.

Le vieil homme reprit l’histoire qu’il racontait au moment de l’irruption de Domon et Egeanin. Un grand voyage sur un navire du Peuple de la Mer.

— Les femmes atha’an miere sont les plus gracieuses du monde, affirma-t-il en repoussant les disques noirs au centre du plateau. Plus encore que les Domani, et ça, ce n’est pas peu dire ! Et quand elles arrivent au large…

Noal s’interrompit et se racla la gorge, les yeux rivés sur Olver, occupé à empiler les serpents et les renards au bord du plateau de jeu.

— Quand elles arrivent au large, elles font quoi ?

— Eh bien… (Noal se grattouilla le bout du nez.) Elles se déplacent si souplement dans les gréements qu’on jurerait qu’elles ont des mains à la place des pieds. Voilà, c’est ça qu’elles font !

Olver ouvrit de grands yeux et le vieil homme soupira de soulagement.

Retirant du plateau de jeu les pierres blanches et noires, Mat entreprit de les ranger dans deux coffrets sculptés. Même avec le tonnerre, les dés réussissaient à lui casser les oreilles.

— Une autre partie, Thom ?

Le trouvère leva les yeux de sa fameuse lettre.

— Je crois que non, Mat. Je n’ai pas l’esprit à ça, ce soir…

— Si je puis me permettre, pourquoi lis-tu et relis-tu cette lettre ainsi ? Tu plisses tellement le front, qu’on jurerait que tu cherches encore à comprendre ce qu’elle veut dire.

Après un jet de dés chanceux, Olver glapit de joie.

— Eh bien, répondit Thom, c’est le cas, en un sens. Vois par toi-même.

Il tendit la feuille à Mat, qui refusa d’un signe de tête.

— Ça ne me regarde pas, Thom… C’est ta lettre, et de toute façon, pour les énigmes, je suis nul.

— Tu es concerné aussi, mon garçon. Moiraine a écrit ces mots juste avant de… Oui, enfin, elle les a écrits…

Mat dévisagea longuement son vieil ami, puis il saisit la feuille et baissa les yeux sur l’encre qui avait un peu coulé. Rédigée d’une petite écriture très précise, la missive commençait par ces mots :

« Mon très cher Thom ».

En ce monde, qui aurait cru que Moiraine s’adresserait ainsi au vieux Thom Merrilin ?

— Thom, c’est intime. Je ne suis pas sûr que…

— Lis, et tu verras !

Mat inspira à fond. Une lettre énigmatique d’une Aes Sedai morte et qui le concernait plus ou moins ? Soudain, il n’eut plus aucune envie de déchiffrer ces mots. Pourtant, il commença sa lecture – qui manqua faire se dresser tous ses cheveux sur son crâne.

« Mon très cher Thom,

» Il y a bien des choses que je voudrais t’écrire – des mots venus du cœur –, mais j’ai dû y renoncer par la force des choses, et à présent, il me reste peu de temps. Hélas, il y a aussi bien des choses que je dois te cacher, afin de ne pas provoquer un désastre, mais je te dirai tout ce que je suis en mesure de te révéler. Prête une grande attention à ce qui va suivre. Dans très peu de temps, j’irai sur les quais où j’affronterai Lanfear. Comment puis-je le savoir ? Ce secret ne m’appartient pas… Mais l’essentiel, c’est que je le sais – une prescience suffisante pour prouver tout ce que je te raconterai d’autre.

» En te remettant cette lettre, on t’apprendra que je suis morte. Et tout le monde le croira. Mais je ne suis pas morte, et il est bien possible que j’aille au bout de toutes les années qui m’étaient allouées. Il se peut aussi que Mat Cauthon, toi et un autre homme – que je ne connais pas – essayiez de me sauver. “Il se peut”, dis-je, parce qu’il est possible aussi que vous ne le fassiez pas – ou ne le puissiez pas, parce que Mat refusera. Contrairement à toi, il n’a pas pour moi une grande affection, et je ne doute pas qu’il ait pour ça des raisons qu’il estime excellentes. Si vous essayez, il devra seulement y avoir toi, Mat et cet autre homme. Une personne de plus, et ce sera la mort pour tous. Une personne de moins, et le résultat sera le même.

» Et si vous venez à trois, la survie ne sera pas garantie.

» Je vous ai vus essayer et mourir – à un seul, à deux ou à trois. Et je me suis vue mourir à cette occasion. Également, je nous ai vus survivre et périr plus tard en captivité.

» Si vous décidez de tenter le coup, sache que le jeune Mat connaît le moyen de me trouver. Mais tu ne dois pas lui montrer cette lettre avant qu’il t’y incite. C’est d’une importance capitale. Tant qu’il n’aura pas manifesté de curiosité au sujet de mon message, il ne doit rien savoir de son contenu. Quoi qu’il en coûte, les événements suivront un cours prédéterminé.

» Si tu revois Lan, assure-le que tout est pour le mieux. Son destin suit désormais une autre voie que le mien. Souhaite-lui de ma part tout le bonheur possible avec Nynaeve.

» Encore un point ! Souviens-toi de ce que tu sais au sujet du jeu appelé serpents et renards. Souviens-toi et sois attentif.

» L’heure est venue pour moi de faire ce qui doit être fait.

» Puisse la Lumière briller pour toi et te combler de joie, mon très cher Thom – que nous soyons destinés à nous revoir ou non.

» Moiraine »

Un coup de tonnerre ponctua la lecture de Mat. Très approprié, vraiment. Après avoir secoué la tête, le jeune flambeur rendit la lettre à son destinataire.

— Thom, le lien entre Lan et Moiraine a été brisé. Pour ça, il faut qu’elle soit morte. D’ailleurs, il a dit qu’elle l’était.

— Elle précise que tout le monde la croira morte. Mat, elle savait tout à l’avance. Absolument tout !

— C’est possible, mais avec Lanfear, elle s’est précipitée dans ce ter’angreal en forme de portique, et après, celui-ci s’est volatilisé. Cet artefact était en pierre rouge – en tout cas, il en avait l’air –, et il a fondu comme de la cire. Je l’ai vu de mes yeux. Moiraine est allée rejoindre les Eelfinn, où qu’ils soient, et même si elle est encore vivante, nous n’avons plus aucun moyen de la rejoindre.

— La tour de Ghenjei ! s’écria soudain Olver. (Les trois adultes tournèrent la tête vers lui.) C’est Birgitte qui me l’a dit ! La tour de Ghenjei donne accès aux pays des Aelfinn et des Eelfinn.

Le gamin fit le geste qui inaugurait toujours une partie de serpents et renards : dessiner dans l’air un triangle traversé par une ligne ondulée.

— Birgitte, elle connaît encore plus d’histoires que vous, maître Charin !