Une avalanche de coïncidences qui finissaient par former un réseau de preuves. Un réseau fragile, hélas…
Les précédentes disparitions de Tuon, cela dit, avaient toujours fait partie de sa stratégie pour se gagner l’estime de l’Impératrice (puisse-t-elle vivre éternellement !) et l’inciter à la nommer héritière. À chaque occasion, une de ses sœurs s’était laissée aller à commettre quelque bassesse qui se retournait contre elle quand Tuon réapparaissait. Ici, à quoi aurait rimé une telle manœuvre ? Et qui aurait-elle visé, hors de l’Empire ? Même en se creusant la cervelle, Suroth ne parvenait pas à trouver une cible plausible.
Elle-même ? Elle y avait pensé, mais ça ne tenait pas la route. Pour la priver de son rôle dans le Retour, Tuon n’aurait eu que trois mots à dire. Son voile retiré, nul n’aurait pu lui faire obstacle. La Fille des Neuf Lunes, fer de lance du Retour, aurait été la voix officielle de l’Empire.
Le simple soupçon que Suroth pût être une Atha’an Shadar – ce qu’on appelait ici un Suppôt des Ténèbres – aurait suffi pour qu’elle finisse entre les mains des Limiers, les plus fins enquêteurs de l’Empire…
Décidément, la mascarade de Tuon visait quelqu’un ou quelque chose d’autre. Si elle ne pourrissait pas déjà sous terre.
Il fallait qu’elle soit encore en vie !
Même si elle refusait l’idée de mourir, Suroth éprouva du pouce le double tranchant de son poignard.
La cible du coup monté importait peu. L’essentiel était de savoir où Tuon se cachait. Ça, c’était même vital.
Bien qu’on eût annoncé la formation d’une vaste équipe de recherche terrestre et maritime, les membres du Sang murmuraient que l’héritière avait bel et bien rendu l’âme. Plus l’absence de Tuon durerait, plus ces rumeurs prendraient de la vigueur, forçant tôt ou tard Suroth à regagner Seandar pour implorer la clémence de son Impératrice.
Traîner les pieds serait possible, mais jusqu’à un certain point seulement. Au-delà, tenue pour sei’mosiev, la Haute Dame ne pourrait plus compter que sur ses serviteurs et ses esclaves – et encore ! Ses yeux ne fixant plus que le sol, elle devrait supporter le mépris du Haut Sang, de l’inférieur et peut-être même des gens ordinaires. Un jour ou l’autre, qu’elle le veuille ou non, elle se retrouverait sur un bateau en partance pour le Seanchan.
Sans nul doute, si son stratagème était déjoué, Tuon en concevrait un profond déplaisir – pas suffisant, cependant, pour qu’elle condamne Suroth à abdiquer son honneur et à s’ouvrir les veines. En conséquence, il fallait retrouver la Fille des Neuf Lunes !
Tous les Limiers présents en Altara étaient sur sa piste – ceux que Suroth connaissait, en tout cas. Ceux de Tuon, tous anonymes, ne devaient pas être en reste, bien au contraire. Sauf si elle les avait mis dans la confidence.
En dix-sept jours, malgré cette mobilisation, tout ce qu’on avait découvert, c’était une histoire ridicule. Tuon extorquant des bijoux à des joailliers ! De quoi éclater de rire, vraiment. Cela dit, le dernier des soldats était au courant. Alors peut-être que…
La porte surmontée d’une arche de l’antichambre commençant à s’ouvrir, Suroth se couvrit les yeux pour que la lumière filtrant de la pièce ne perturbe pas sa vision nocturne. Dès que le battant fut assez entrebâillé, une femme aux cheveux clairs vêtue de la tunique transparente d’une da’covale se glissa dans la chambre. Une fois entrée, l’intruse referma la porte, plongeant de nouveau la pièce dans l’obscurité.
Rouvrant les yeux, Suroth parvint à distinguer la silhouette qui approchait de son lit. Dans un coin de la chambre, une autre ombre bougea. Alarmé, Almandaragal, le fidèle lopar de Suroth, venait de se redresser d’un bond. En un éclair, il aurait pu traverser la pièce et briser la nuque de l’inconnue, ce qui n’empêcha pas Suroth de saisir son poignard. Même quand la première ligne de défense semblait inexpugnable, en prévoir une seconde ne faisait pas de mal.
À un pas du lit, la da’covale s’immobilisa, le souffle court à force d’anxiété.
— Tu essaies de prendre ton courage à deux mains, Liandrin ? railla Suroth.
Les cheveux blond pâle tressés de l’ancienne Aes Sedai suffisaient à l’identifier.
Avec un petit cri, celle qui n’était plus qu’une da’covale tomba à genoux et pressa le visage contre le tapis. Une leçon qu’elle avait retenue, au moins…
— Haute Dame, je n’avais pas l’intention de vous faire du mal, mentit Liandrin. Vous savez bien que j’en serais incapable.
Paniquée, la misérable débitait son discours à toute allure. Savoir quand parler et se taire semblait tout aussi hors de sa portée qu’adopter en toutes circonstances un ton respectueux.
— Haute Dame, nous sommes toutes les deux au service du Grand Seigneur. N’ai-je pas maintes fois prouvé mon utilité ? Pour vous, n’ai-je pas éliminé Alwhin ? Vous désiriez sa mort, et j’ai fait ce qu’il fallait.
Suroth fit la grimace puis s’assit dans son lit, le drap glissant sur ses genoux. Oublier la présence d’une da’covale était si facile – du coup, on révélait des choses qu’on aurait dû garder secrètes. Alwhin, l’incompétente Voix de Suroth, n’avait jamais été dangereuse – au maximum une nuisance. Ayant atteint une position au-delà de toutes ses espérances, elle n’aurait trahi sa maîtresse sous aucun prétexte, sauf une récompense quasiment inimaginable. Si elle s’était cassé le cou dans un escalier, la Haute Dame en aurait conçu quelque satisfaction, comme quand une allergie cesse de démanger. Mais le poison qui l’avait laissée toute violacée, les yeux exorbités, voilà qui était une autre affaire. Malgré la recherche effrénée de Tuon, l’incident avait attiré l’attention des Limiers sur la maison de Suroth. Sa Voix ayant été assassinée, elle avait même dû faire mine d’exiger une enquête…
Qu’il y ait des espions dans son entourage ne la dérangeait pas trop. De toute façon, c’était le lot de toutes les maisons. Mais les Limiers, eux, ne se contentaient pas d’épier. Fourrant leur nez partout, ils risquaient de découvrir ce qui devait rester secret.
Cacher sa colère étant moins facile que prévu, la Haute Dame parla d’un ton plus glacial qu’elle l’aurait voulu.
— J’espère que tu ne m’as pas réveillée pour plaider à nouveau ta cause, Liandrin ?
— Non ! Non ! (L’idiote leva les yeux et osa regarder Suroth.) Un émissaire du général Galgan est arrivé, Haute Dame. Cet officier entend vous conduire à son chef.
Suroth en tressaillit d’irritation. En plus d’oser croiser son regard, cette vermine avait tardé à lui transmettre un message de Galgan ?
Dans le noir, la première offense était vénielle, certes, mais Suroth aurait volontiers étranglé de ses mains l’impudente. Sauf que… Une deuxième mort suspecte, peu après la première, aurait eu sur les Limiers l’effet d’un chiffon rouge sur un taureau. Certes, mais Elbar aurait pu faire disparaître le cadavre. Pour ces choses-là, c’était un génie.
Là encore, sauf que… Suroth s’amusait beaucoup du pouvoir qu’elle exerçait sur une ancienne sœur rouge qui l’avait regardée de si haut, par le passé. En faire une da’covale modèle selon tous les critères en vigueur serait très plaisant. Cela dit, il était temps de lui mettre un collier. Parmi les serviteurs, une rumeur se faisait de plus en plus insistante. En leur sein, prétendaient-ils, il y aurait eu une marath’damane en liberté.