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— Ne me dis pas que c’est Birgitte Arc-d’Argent ? railla le vieil homme.

Olver soutint froidement le regard du conteur.

— Je ne suis pas un bébé, maître Charin ! Mais avec un arc, elle est rudement forte, alors, au fond, c’est possible. Qu’elle soit cette Birgitte-là, je veux dire.

— C’est très peu probable, intervint Mat. Moi aussi, j’ai parlé avec elle, et la dernière chose qu’elle désire, c’est être une héroïne.

Mat étant un homme d’honneur, les secrets de Birgitte, avec lui, n’avaient rien à craindre.

— Quoi qu’il en soit, connaître l’existence de cette tour ne nous aidera pas beaucoup, si elle ne t’a pas dit où elle est.

Olver secoua piteusement la tête. Compatissant, Mat lui ébouriffa les cheveux.

— Tu n’y es pour rien, petit gars. Sans toi, nous ne saurions même pas qu’elle existe.

Olver n’en parut pas consolé. Abattu, il baissa les yeux sur le plateau de jeu.

— La tour de Ghenjei…, murmura Noal, pensif. (Se redressant, il tira sur sa veste.) Peu de gens connaissent encore cette légende. Jain disait toujours qu’il partirait à sa recherche… Le long de la côte des Ombres, selon lui…

— Ça fait un sacré terrain à balayer, dit Mat en glissant un couvercle sur un des coffrets. Il faudrait des années…

Des années qu’ils n’avaient pas, si Tuon avait raison. Et il ne doutait pas un instant que ce fût le cas.

— Moiraine dit que tu connais un moyen, Mat, intervint Thom. Elle n’a pas écrit ça par hasard, j’en suis sûr.

— Peut-être, mais je ne suis pas responsable de ses propos. Jusqu’à ce soir, je n’avais jamais entendu parler de la tour de Ghenjei.

— Quel dommage…, soupira Noal. J’aurais donné cher pour la voir. Pensez, connaître un endroit où ce maudit Jain l’Explorateur n’est jamais allé ! (Thom ouvrit la bouche, mais le vieil homme lui fit signe de se taire.) Vous feriez bien de laisser tomber, les gars. Même s’il n’avait jamais entendu ce nom, Jain aurait eu vent d’un endroit étrange qui expédie des gens dans d’autres pays, et il aurait tôt ou tard fait le rapprochement. D’après ce que je sais, cet édifice scintille comme de l’acier poli. Haut de cent pieds et large de quarante, il n’est doté d’aucune entrée visible. Qui oublierait un spectacle pareil ?

Mat se pétrifia. Autour de son cou, le foulard noir qui dissimulait sa cicatrice lui parut soudain trop serré. Quant à la cicatrice, elle lui sembla soudain plus proche d’une blessure fraîche et brûlante. Dans ces conditions, respirer devenait difficile.

— S’il n’y a pas d’ouvertures, demanda Thom, comment y entre-t-on ?

Noal écarta les mains en signe d’impuissance – mais Olver reprit la parole.

— D’après Birgitte, il suffit de graver un signe sur la tour – n’importe où, mais avec un couteau de bronze. (Il refit le geste qui lançait une partie de serpents et renard.) Le couteau de bronze est très important, elle insiste là-dessus. On grave le signe, et une porte s’ouvre.

— Que t’a-t-elle dit d’autre… ? commença Thom. (Il s’interrompit, soucieux.) Que t’arrive-t-il, Mat ? On dirait que tu vas vomir.

Ce n’était pas faux, et pour une fois, ça avait pour cause les propres souvenirs du jeune flambeur, pas ceux d’autres hommes. Ces réminiscences-ci, on les avait introduites pour boucher ses trous de mémoire, et elles remplissaient parfaitement leur mission, au moins en apparence. En tout cas, il se souvenait de bien plus de jours qu’il n’en avait vécu. Mais des pans entiers de sa véritable existence étaient perdus pour lui tandis que d’autres se révélaient plus troués qu’une couverture miteuse et plus embrumés qu’une matinée d’hiver. De sa fuite de Shadar Logoth, il gardait des souvenirs très fragmentaires, tout comme de l’évasion sur le navire fluvial de Domon. Mais de ce voyage, il conservait une image inoubliable. Celle d’une tour brillante comme de l’acier poli…

Vomir ? Oui, son estomac brûlait d’envie de se vider.

— Thom, je crois savoir où est cette tour. Plus précisément, Domon le sait. Mais je ne peux pas venir avec toi. Les Eelfinn sauraient que j’approche, et les Aelfinn peut-être aussi. Depuis que je l’ai lue, ils connaissent sans doute l’existence de cette lettre. Qui sait s’ils n’entendent pas chaque mot que je dis ? Tu ne peux pas te fier à eux. Dès que c’est possible, ils s’assurent un avantage sur les autres, et s’ils savent que tu viens, ils se prépareront à te dominer. Après, ils t’écorcheront et se fabriqueront un harnais avec ta peau.

Sur les maudits renards, Mat n’avait que des souvenirs bien à lui – largement suffisants pour justifier tout le mal qu’il pensait d’eux.

Thom et Noal dévisagèrent le jeune flambeur comme s’il avait perdu la tête et Olver sembla se demander ce qui ne tournait pas rond chez lui. Arrivé à ce point, Mat n’avait qu’une solution : raconter ses rencontres avec les Aelfinn et les Eelfinn. Tout ce qui était pertinent, en tout cas. Sans mentionner, bien entendu, les réponses obtenues des Aelfinn ni les deux présents reçus des Eelfinn.

Mais pour étayer sa thèse selon laquelle les fichus renards et les maudits serpents avaient un lien avec lui, Mat aurait besoin de souvenirs qui ne lui appartenaient pas. Il devrait aussi mentionner les harnais de cuir clair que portaient les Eelfinn. Ça, c’était important.

Il devrait aussi préciser que ces créatures avaient tenté de le tuer. Bien plus qu’un point de détail, ça ! Après qu’il eut annoncé vouloir s’en aller – en omettant de préciser qu’il entendait s’en tirer vivant –, les maudits monstres l’avaient traîné dehors pour le pendre.

Histoire de prouver qu’il disait vrai, Mat retira son foulard et exhiba sa cicatrice.

Alors que Thom et Noal écoutaient en silence, concentrés au maximum, Olver, bouche bée, buvait les paroles de son supposé tuteur.

À part la voix de Mat, on n’entendait seulement le martèlement de la pluie sur la toile de tente.

— Tout ça doit rester entre nous, conclut Mat. Les Aes Sedai ont déjà assez envie de me mettre la main dessus… Si elles apprennent l’existence de ces souvenirs, elles ne me lâcheront plus !

Même dans le cas contraire, le lâcheraient-elles un jour ? Ces derniers temps, il aurait parié que non. Ce n’était pas une raison pour leur fournir de nouveaux motifs de s’immiscer dans sa vie.

— Aurais-tu un lien avec Jain ? demanda Noal. (Voyant la réaction de Mat, il leva une main apaisante.) Du calme, mon garçon. Je te crois. Mais ton aventure, elle est plus extraordinaire que toutes les miennes réunies. Idem pour celles de Jain. Tu veux bien que je sois le troisième homme ? Dans les situations délicates, je peux être très utile.

— Que la Lumière me brûle ! Tout ce que je dis vous entre par une oreille pour ressortir par l’autre ? Ils savent que j’arrive. Très probablement, ils savent tout !

— Et ça n’a aucune importance, dit Thom. Pour moi, en tout cas. S’il le fallait, j’irais seul. Mais si j’ai bien lu ces mots, pour que ça ait une chance de réussir, il faut que tu sois un des trois sauveteurs.

Presque tendrement, il replia la lettre. Puis il resta où il était, silencieux tandis qu’il sondait le regard de Mat.

Alors qu’il aurait voulu détourner la tête, le jeune flambeur n’y parvint pas. Maudite Aes Sedai ! Presque à coup sûr, elle était déjà morte, mais elle tentait toujours de le transformer en héros contre son gré.

Quand on n’avait plus besoin d’eux, les héros se faisaient tapoter la tête, puis on les rangeait dans un coin jusqu’à la prochaine occasion où ils serviraient. Les héros vivants, fallait-il préciser, parce que dans cette corporation, on avait une fâcheuse tendance à mourir jeune.

Mat ne s’était jamais fié à Moiraine et il ne l’appréciait pas. Pour faire confiance à une Aes Sedai, il fallait être un crétin. Cela dit, sans elle, il aurait toujours croupi à Deux-Rivières, occupé à nettoyer l’étable de son père et à materner ses vaches. Ou il n’aurait déjà plus été de ce monde…