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La table étant suspendue au plafond, Selucia vint se camper derrière sa maîtresse dès que celle-ci eut pris place sur le tabouret. À son expression, Mat comprit que ça risquait de chauffer. Du genre : qu’on pende sur-le-champ tous les prisonniers !

— Je veux découvrir la salle commune d’une auberge, annonça Tuon. Ou d’une taverne. Je ne suis jamais entrée dans un de ces établissements. Jouet, grâce à toi, ça va changer aujourd’hui.

Mat s’autorisa une profonde inspiration.

— Aucun problème. Dès que Thom ou Juilin m’auront dit qu’il n’y a aucun risque.

— Il faut que ce soit un établissement miteux. Ce que vous appelez un coupe-gorge.

Mat en resta bouche bée. Miteux ? Pour un coupe-gorge, l’adjectif était encore trop flatteur. Dans les endroits de ce genre, crasseux et mal éclairés, la bière et le vin, pourtant presque donnés, ne valaient pas la moitié de leur prix, et la nourriture se révélait encore pire. Dans ces gargotes, toute femme qui venait s’asseoir sur les genoux d’un type avait dans l’idée de le détrousser ou de l’entraîner à l’étage, où deux costauds lui défonceraient le crâne pour le dévaliser au calme. À toute heure du jour ou de la nuit, des parties de dés faisaient rage, souvent pour des enjeux colossaux, compte tenu du cadre. Jamais en pièces d’or – pour en montrer dans un coupe-gorge, il fallait être cinglé –, mais très souvent d’argent.

Très peu de joueurs misaient des pièces gagnées honnêtement et ces « seigneurs » avaient l’air aussi patibulaires que les artistes du gourdin ou du couteau qui vidaient les poches des poivrots dans les ruelles obscures. Pour empêcher les rixes, les coupe-gorge engageaient toujours deux ou trois costauds. Sans ménager leur peine, ces types réussissaient en général à éviter les massacres. Quand ils échouaient, on traînait les cadavres dehors pour les abandonner dans un caniveau ou sur un tas d’ordures. Pendant cette macabre opération, la beuverie et les jeux continuaient comme si de rien n’était.

Un coupe-gorge c’était ça. En gros, une sorte d’enfer. Comment Tuon en avait-elle entendu parler ?

— C’est toi qui lui as mis cette idée en tête ? demanda Mat à Setalle.

— D’où tires-tu cette folle hypothèse ? répondit la solide matrone, les yeux ronds comme ceux de toutes les femmes qui font semblant d’être innocentes.

Ou qui cherchent à convaincre un type qu’elles font semblant, histoire de semer la confusion dans son esprit. Un effort bien inutile. Sans même le vouloir, ces dames déconcertaient Mat à jet continu.

— Précieuse, il n’en est pas question. Si j’entre dans un coupe-gorge avec toi, en une heure, je devrai livrer six duels au couteau. En supposant que je survive jusque-là.

Tuon eut un sourire ravi. Fugitif, mais rayonnant.

— Tu es sérieux ?

— Comme une Chaire d’Amyrlin.

Cette fois, Tuon eut un sourire étincelant. Étincelant ! Cette fichue femme brûlait d’envie de le voir risquer sa peau.

— Quoi qu’il en soit, Jouet, tu as promis. « Aucun problème », c’est très clair.

Une querelle sémantique s’ensuivit. Selon Mat, dire que quelque chose ne posait « aucun problème » n’engageait à rien. D’après Tuon, c’était une promesse implicite.

Pendant ces hostilités, Setalle passa le temps en brodant alors que Selucia, toujours très tigresse, étudia Mat avec l’air amusé d’un juré qui écoute une plaidoirie vouée d’avance à l’échec.

À sa grande fierté, Mat réussit à ne pas élever la voix, quelque provocation que Tuon lui lance à la figure. Puis quelqu’un eut la bonne idée de frapper à la porte.

— Tu vois comment on fait, Jouet ? ricana Tuon. On frappe, puis on attend qu’on vous invite à entrer.

D’un geste bref, elle indiqua à Selucia de prendre l’affaire en main.

— Vous pouvez entrer et être en Sa présence ! lança Selucia.

Elle se redressa de toute sa hauteur. Sans doute parce qu’elle pensait que le visiteur se prosternerait à ses pieds.

La porte s’ouvrit pour laisser entrer Thom. En veste bleu foncé et manteau gris, il était parfait pour passer inaperçu dans un coupe-gorge comme dans un établissement plus huppé. Un type en mesure de régler ses verres tout en écoutant les ragots, voire de payer le coup à un inconnu pour lui arracher les dernières nouvelles et les récentes rumeurs. Sans se prosterner, il se fendit néanmoins d’une belle révérence, malgré sa patte folle.

— Harnan t’a vu te diriger par ici, Mat… Je ne dérange pas, j’espère ? J’ai entendu des… éclats de voix.

Mat se rembrunit. Il n’avait pas crié, par la Lumière !

— Non, tu ne déranges pas… Qu’as-tu découvert ?

— Des Seanchaniens viennent en ville de temps en temps. Pas des soldats, mais les colons qui sont en train d’ériger deux villages agricoles à une lieue au nord et trois autres un peu plus loin au sud. Ils cherchent essentiellement à se ravitailler.

Tournant la tête vers Tuon, Mat réussit à ne pas arborer un sourire triomphant. Sans scrupule, il fit même mine d’être déçu.

— Je crains qu’il n’y ait pas de promenade à Maderin en vue. C’est trop dangereux pour toi, Précieuse.

Tuon croisa les bras, ce qui mit en valeur sa poitrine. Elle avait plus de courbes qu’il le croyait au début. Pas du niveau de celles de Selucia, mais de jolies formes quand même.

— Des colons, Jouet. En d’autres termes, de simples paysans. Aucun fermier n’a jamais aperçu mon visage. Tu as promis de me faire voir une salle commune, et tu ne t’en sortiras pas comme ça !

— Dans une salle commune, il n’y aura aucun risque, affirma Thom. Ces fermiers viennent pour acheter une paire de ciseaux ou une casserole, pas pour se soûler. Ils brassent leur propre bière, à ce qu’on dit, et ils n’aiment pas la variante locale.

— Merci, Thom, lâcha Mat entre ses dents serrées. Elle veut voir un coupe-gorge !

— Un coupe-gorge ? répéta le trouvère, soudain dans ses petits souliers.

— C’est ça, oui. Dans cette ville, tu connais un tripot où je pourrais l’amener sans déclencher une émeute ?

Une question sarcastique, rien de plus. Mais Thom hocha gravement la tête.

— C’est bien possible, oui…, répondit-il. L’Anneau Blanc… J’ai l’intention d’y aller pour glaner des informations.

Mat fronça les sourcils. S’il était sûr de passer inaperçu presque partout, Thom, avec cette veste, attirerait l’attention dès son entrée dans un coupe-gorge. Dans ces poubelles à rebuts d’humanité, la mode, c’était de la laine crasseuse et mitée ou du lin constellé de taches. De plus, poser des questions, dans ces salles communes là, s’avérait une recette infaillible pour finir avec un couteau planté entre les omoplates.

Mais L’Anneau Blanc n’était peut-être pas un coupe-gorge. Toujours subtil, Thom devait se dire que Tuon ne verrait pas la différence, puisqu’elle ne connaissait aucun établissement.

— Dois-je mobiliser Harnan et les autres ? demanda Mat pour sonder son interlocuteur.

— Pour protéger la dame, toi et moi, nous suffirons amplement.

Sur les lèvres du trouvère, Mat vit l’ombre d’un sourire. Du coup, il se détendit.

Il fit pourtant la leçon aux deux femmes – pas question, bien sûr, que Selucia ne soit pas de la fête.

Ayant vu plus de tripots qu’elle pouvait en compter, Setalle déclina l’invitation de Tuon.

Acharné, Mat revint sur l’obligation de garder les capuches relevées. Tuon était persuadée qu’aucun fermier n’avait jamais vu son visage. Mais si un chat pouvait poser les yeux sur un roi – un très ancien dicton –, tout était possible, et il ne fallait pas prendre de risques. D’autant plus qu’un ta’veren, en général, collectionnait les coïncidences malheureuses de ce genre.