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— Jouet, dit Tuon pendant que Selucia l’aidait à enfiler son manteau bleu, chez moi, j’ai rencontré une multitude de fermiers, quand j’inspectais nos campagnes. Mais tous ont gardé les yeux baissés, même quand je les autorisais à se relever. Crois-moi, mon visage leur est inconnu.

Sans blague ?

Mat passa prendre son manteau sous sa tente. Avec les nuages blancs qui occultaient le soleil et la brise frisquette, il ne faisait pas si beau que ça pour un jour de printemps.

Des citadins se pressaient déjà dans l’allée principale de la ménagerie. Des hommes en tenue de laine grossière ou en veste très sobre, avec une simple touche de broderie aux poignets… Des femmes en bonnet de dentelle, un tablier blanc sur leur jupe toute simple, ou en robe sombre à col montant, avec des volutes brodées sur la poitrine…

Des gosses gambadaient partout, ravis d’échapper à leurs parents – qui les coursaient en haletant.

Tout ce petit monde s’extasiait devant les léopards de Miyora, les ours de Latelle, les exploits des jongleurs ou de Balat et Abar, les deux frères cracheurs de feu minces comme des lianes et étonnamment gracieux.

Marquant à peine une pause pour admirer les acrobates – de très jolies femmes –, Mat se fraya un chemin dans la foule avec Tuon à son bras. Pour ne pas la perdre, il saisit la main de la Seanchanienne et la posa sur son poignet gauche. Après une brève hésitation, Tuon acquiesça – telle une reine qui autorise une familiarité à un paysan.

Bien que Thom lui eût offert son bras, Selucia vint se placer sur la gauche de sa maîtresse. Au moins, cette fois, elle ne tenta pas de se faufiler entre le jeune flambeur et sa future femme.

En veste et manteau écarlates, Luca se tenait à l’entrée, les yeux rivés sur les pièces qui transitaient par le pichet de verre avant d’être introduites dans le coffre tirelire. La queue s’étirant sur une bonne centaine de pas, le gaillard rayonnait d’autant plus que d’autres citadins sortaient de la cité pour se diriger vers la ménagerie.

— En restant ici deux ou trois jours, on remplirait les caisses, dit-il à Mat. Après tout, cet endroit est bien réel, et nous sommes assez loin de… (Il se rembrunit.) Tu vois bien de quoi je veux parler…

Mat soupira à pierre fendre. Entre la peur et l’or, on savait qui l’emporterait chez Valan Luca.

Avec Tuon à un bras, le jeune flambeur ne put pas maintenir son manteau fermé, qui se gonfla donc dans son dos. Une bonne chose, tout bien pesé. À la porte, la pléthore de gardes placés dans un parfait désordre s’intéressa à peine au trio, même si l’un d’eux se fendit d’une vague révérence. Sur les gens des campagnes, la soie et la dentelle faisaient toujours leur effet. Et ces hommes, malgré leur casque et leur plastron, étaient exactement ça : des bouseux, comme Mat lui-même avant son départ de Deux-Rivières. Pour preuve, ils s’appuyaient sur leur hallebarde comme des terrassiers sur leur pelle.

Quand Thom s’arrêta, deux pas après être entré en ville, Mat fut obligé de l’imiter. L’Anneau Blanc, il aurait été bien en peine de le trouver.

— Une garde renforcée, capitaine ? demanda-t-il, un rien d’inquiétude dans la voix. Des brigands rôdent dans la région ?

— Non, pas de bandits ici, répondit un type grisonnant.

Avec la balafre qui barrait son visage carré et son front éternellement plissé, l’officier n’avait vraiment pas l’air engageant. Plus motivé que ses hommes, il ne s’appuyait pas sur sa hallebarde et semblait même savoir s’en servir, le cas échéant.

— Les Seanchaniens ont éliminé les rares truands que nous n’avions pas capturés. Maintenant, avance, vieillard ! Tu bloques la route.

Aucun chariot n’était en vue et les gens qui entendaient sortir de la ville avaient toute la place requise. En fait, l’arche était assez large pour que deux chariots se croisent – de justesse, cependant.

— Les Seanchaniens ont fait remarquer que nous ne postions pas assez de sentinelles, dit gaiement un soldat râblé au moins aussi âgé que Thom. Et quand ils parlent, notre seigneur Nathin ouvre en grand les oreilles.

De sa main gantée de fer, le « capitaine » flanqua sur la nuque du soldat une claque assez forte pour le faire tituber.

— Keilar, devant des étrangers, tu dois apprendre à la boucler. Sinon, tu seras de retour derrière une charrue avant d’avoir compris ce qui t’arrive.

Le « capitaine » se tourna vers Mat :

— Seigneur, vous devriez rappeler votre serviteur à l’ordre, avant qu’il s’attire des ennuis.

— Toutes mes excuses, capitaine, fit Thom en inclinant humblement sa tête à la longue chevelure blanche. Je n’avais aucune intention de vous offenser. Encore pardon…

— Si je n’avais pas été là, dit Mat quand ils se furent éloignés, il t’aurait frappé aussi, ce crétin.

Thom boitait de plus en plus. Pour le montrer autant, il devait être fatigué.

— Il a bien failli, d’ailleurs, continua Mat. Qu’as-tu appris qui mérite de courir tant de risques ?

— Sans ta présence et ta belle veste, je n’aurais pas posé la question… (Les deux hommes et leurs compagnes s’enfoncèrent lentement dans la ville.) La première compétence, c’est savoir quelles questions poser. La seconde, aussi importante, c’est déterminer quand et comment les poser. Ce que j’ai appris ? L’absence de brigands, une bonne chose à savoir. Cela dit, j’ai rarement entendu parler de bandes assez puissantes pour s’en prendre à une cible comme la ménagerie… J’ai aussi appris que Nathin est à la botte des Seanchaniens. A-t-il renforcé la garde à cause d’un ordre ou suffit-il de lui suggérer une mesure pour qu’il la prenne ? Ça, nous verrons bien.

» Enfin, et c’est le plus précieux, j’ai appris que les hommes de Nathin n’ont aucun ressentiment contre les Seanchaniens.

Mat arqua un sourcil interrogateur.

— Ils ne crachent pas sur le sol en disant ce nom, mon garçon. Aucune grimace, pas l’ombre d’un grognement. Sauf si Nathin le leur ordonne, ils ne combattront pas les Seanchaniens. Et il ne le leur ordonnera pas. (Thom eut un profond soupir.) C’est très étrange. D’Ebou Dar à ici, j’ai vu la même chose. Des étrangers déboulent, gouvernent, imposent leurs lois et capturent les femmes capables de canaliser… Si les nobles l’ont mauvaise, le peuple réagit en moyenne très bien. Sauf quand quelqu’un voit son épouse ou une parente soudain affublée d’un collier… Très bizarre, vraiment. Et ça en dit long sur nos chances de ficher dehors ces envahisseurs… Mais l’Altara, eh bien, c’est l’Altara… L’accueil doit être moins chaleureux en Amadicia et au Tarabon. En tout cas, il faut l’espérer, sinon…

Inutile d’épiloguer sur les conséquences, s’il n’en était pas ainsi…

Mat jeta un coup d’œil à Tuon. Comment percevait-elle les propos de Thom sur son peuple ? Eh bien, elle ne bronchait pas, se contentant de regarder à droite et à gauche sous son capuchon.

L’avenue principale de Maderin était flanquée de bâtiments en brique de trois ou quatre niveaux et munis d’un toit de tuile. Tout du long, les riches demeures alternaient avec des auberges, des tavernes, des écuries et d’humbles bâtisses où devaient se presser des légions de nécessiteux – il fallait bien ça pour que tant de linge pende aux fenêtres.

Parmi les passants, des charrettes et des brouettes lestées de caisses, de tonneaux ou de ballots se frayaient lentement un chemin. Ici, la foule, assez modeste pour le moment, était composée d’hommes et de femmes qui marchaient d’un pas vif, fidèles à la réputation des gens du Sud, et d’enfants qui jouaient à se poursuivre, bousculant tout sur leur passage.

Tuon sembla particulièrement intéressée par un rémouleur et sa meule sur roues. À tue-tête, le type criait qu’il affûtait les couteaux et les ciseaux jusqu’à ce qu’ils soient assez tranchants pour couper la parole… Très vite, elle changea de sujet d’observation pour observer une dure à cuire mince et musclée qui trimballait deux épées croisées dans son dos. Une garde du corps de marchand, sans doute. Ou une Quêteuse du Cor… Dans tous les cas, une femme hors norme.