Dans une robe rouge moulante presque transparente, une Domani à l’opulente poitrine retint tout autant l’attention de la Seanchanienne – comme les deux gorilles en justaucorps de mailles qui la suivaient. Même sort pour un colporteur borgne qui présentait sur son plateau une collection d’aiguilles, d’épingles et de rubans…
À Jurador, Tuon n’avait pas fait montre d’une telle curiosité. Mais son objectif, alors, était d’acheter de la soie. Ici, elle semblait vouloir mémoriser tout ce qu’elle voyait.
Thom obliqua soudain dans une ruelle étroite qui donnait accès à un labyrinthe de venelles au sol pavé de gros carrés de pierre. Aussi grands que ceux de l’avenue principale, des bâtiments accueillant parfois une boutique au rez-de-chaussée occultaient quasiment le ciel.
Parmi ces passages, beaucoup étaient trop étroits pour qu’une charrette les emprunte. Dans certains, Mat n’aurait pas pu tendre les bras à l’horizontale sans toucher une façade du bout de chaque main.
Plus d’une fois, il dut tirer Tuon sur le côté pour laisser passer une brouette dont le chargement cahotait sur les pavés inégaux. Sans ralentir, les types qui poussaient ces brouettes se fendaient en général d’une parole d’excuses ou d’un hochement de tête. Leur fardeau soutenu par un rembourrage de cuir accroché à leurs hanches, des porteurs croulaient sous le poids du ballot ou de la caisse qui les forçait à marcher pliés en deux. Rien qu’à les voir, Mat eut le sentiment d’avoir mal au dos. Comme chaque fois devant ce genre de spectacle, il se rappela à quel point il détestait le travail.
Alors qu’il allait demander à Thom s’ils étaient encore loin – Maderin n’était pas une si grande ville que ça –, l’enseigne de L’Anneau Blanc apparut dans une venelle sinueuse encore plus étroite que les autres. Sise dans un bâtiment à trois niveaux, la taverne faisait face à une boutique de coutelier.
Au-dessus de la porte peinte en rouge, l’enseigne représentait le fameux « anneau ». En dentelle, fallait-il préciser. De quoi nouer l’estomac de Mat, car il savait reconnaître une jarretière quand il en voyait une. Un coupe-gorge, cet endroit ? Sans doute pas, mais les auberges signalées par un symbole de ce genre n’étaient pas des établissements de luxe non plus. Ni des îlots de calme et de paix…
Mat vérifia la présence de ses couteaux dans les manches de sa veste, puis dans le revers de ses bottes. Enfin, il tapota ceux qui pendaient à sa ceinture. Pour faire l’appel de la lame qu’il cachait entre ses omoplates, il se contenta de hausser les épaules.
Il n’avait aucune envie de se battre, mais s’il fallait en arriver là…
Tuon approuva du chef. Par le sang et les cendres ! Ce petit bout de bonne femme crevait d’envie de le voir jouer du couteau. Selucia, elle, eut la décence de plisser le front.
— Oui, une bonne précaution…, marmonna Thom.
Il recensa sa propre quincaillerie, ce qui ne fit rien pour apaiser les appréhensions de Mat. Comme lui, le trouvère cachait des lames partout.
Selucia agita les doigts à l’intention de sa maîtresse. Une querelle silencieuse s’ensuivit.
Une querelle ? Tuon possédant Selucia comme elle eût possédé un chien, ça ne pouvait pas être ça. Qui se serait disputé avec son cabot ? Pourtant, le dialogue ressemblait bien à une dispute, et les deux femmes pointaient agressivement le menton. Après un moment, Selucia capitula et inclina humblement la tête. À contrecœur, cependant.
— Ce sera très amusant, dit Tuon d’un ton guilleret. Tu verras. Tout se passera bien.
Mat aurait voulu en être aussi sûr. Prenant une grande inspiration, il offrit de nouveau son bras à Tuon et emboîta le pas à Thom.
Dans la salle commune aux murs lambrissés, sous un plafond aux grosses poutres apparentes, une trentaine d’hommes et de femmes – des étrangers pour une bonne moitié – occupaient des tables carrées. Proprement vêtus, mais sans grande recherche, tous conversaient paisiblement en sirotant du vin, leur manteau plié sur le dossier de leur chaise.
Dans un coin, trois hommes et une femme aux longues tresses piquées de perles lançaient des dés rouges avec un godet improvisé – un gobelet, apparemment. Parmi les odeurs alléchantes qui montaient de la cuisine, Mat reconnut celle de la viande rôtie. De la chèvre, très probablement. À côté de la cheminée en pierre où crépitaient de chiches flammes, une pendule en cuivre trônant sur le manteau, une femme aux yeux espiègles, ses seins capables d’en remontrer à ceux de Selucia – pour le prouver, son corsage était largement délacé –, chantait en ondulant des hanches. Au son d’un tympanon et d’une flûte, la coquine évoquait d’une voix rauque les aventures d’une belle contrainte à jongler avec ses amants.
Aucun client n’écoutait, mais ça ne semblait pas la troubler.
La porte franchie, Tuon abaissa sa capuche et balaya la salle du regard.
— Maître Merrilin, tu es certain que c’est un coupe-gorge ? demanda-t-elle.
À voix basse, la Lumière en soit louée. Dans certains établissements, habits chics ou non, une question de ce genre suffisait à se faire éjecter sans douceur. Dans d’autres, on doublait les prix.
— Je t’assure qu’il n’y a pas moyen de trouver pire racaille à Maderin – à cette heure de la journée, en tout cas.
Peu convaincue par la réponse de Thom, Tuon, Selucia à ses côtés, traversa la salle et alla se camper devant la chanteuse, qui se tut un moment, troublée par l’examen auquel on la soumettait. Elle finit par reprendre sa chanson – par-dessus la tête de Tuon, et en s’efforçant d’ignorer sa présence.
À chaque nouveau vers, l’amoureuse de la chanson ajoutait un amant à sa liste. Souriant à Selucia, le joueur de tympanon se fit foudroyer du regard.
Les deux Seanchaniennes si différentes – l’une petite et presque frêle, l’autre rivalisant de charme avec la chanteuse – s’attirèrent quelques regards, mais ça n’alla pas bien loin. Les clients avaient d’autres préoccupations en tête.
— Ce n’est pas un coupe-gorge, souffla Mat à Thom. Mais c’est quoi, exactement ? Que font ces gens ici, en plein milieu de la journée ?
D’habitude, les salles communes se remplissaient tôt le matin et après le coucher du soleil.