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— Les gens du coin, murmura Thom, vendent de l’huile, de la dentelle ou des bibelots laqués. Les étrangers en sont friands, mais ici, avant de conclure une affaire, on passe quelques heures à boire et à converser. Quand on n’a pas l’habitude, on finit avec la gueule de bois et en s’étant fait arnaquer.

— Thom, Tuon ne gobera jamais que cet endroit est un fichu coupe-gorge bien infernal. J’ai cru que tu nous montrerais une gargote à gardes du corps de marchands ou à apprentis. L’idée, c’était au moins qu’elle le croie.

— Fais-moi confiance, Mat. Tu vas découvrir qu’elle a mené une existence très protégée, jusque-là.

« Protégée » ? Avec des frères et des sœurs acharnés à la tuer ?

— Tu ne miserais pas une couronne là-dessus, je suppose ?

— Bien sûr que si ! J’adore te prendre ton argent.

Visage de marbre, Tuon et Selucia rejoignirent les deux hommes.

— Je m’attendais à des gens moins bien habillés, fit Tuon, et j’espérais voir une rixe ou deux, mais la chanson, en effet, est trop paillarde pour une auberge respectable. Cela dit, pour bien l’interpréter, cette femme est trop vêtue. (Du coin de l’œil, elle vit que Mat refilait une pièce à Thom.) Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

Sans avoir l’air d’y toucher, le trouvère glissa la pièce dans sa poche.

— Eh bien, j’avais peur que tu sois déçue de voir seulement les fripouilles prospères – les fauchées sont souvent plus exotiques –, et Mat affirmait que tu ne t’en apercevrais pas.

Tuon foudroya le jeune flambeur du regard. Indigné, il ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Que dire contre ça ? Il était déjà dans le chaudron. À quoi bon attiser les flammes ?

Alors que l’aubergiste approchait, femme rondelette aux cheveux noirs sûrement teints sous son bonnet de dentelle, Thom se fendit d’une courbette et, assez fort pour que l’intruse l’entende, « murmura » :

— Avec ta permission, seigneur… Et la tienne, ma dame.

Sur ces mots, il s’éloigna.

L’aubergiste – maîtresse Heilin, se présenta-t-elle – avait un sourire de hyène, mais elle fit un effort pour des clients si huppés, allant jusqu’à esquisser une révérence. Quand Mat eut passé sa commande – du vin et un repas, mais pas de chambre –, elle parut déçue. Mais elle rayonna quand le jeune homme ajouta qu’il parlait de son « meilleur » vin.

Histoire de souligner son propos, il paya d’avance et exhiba sa bourse pleine de pièces d’or et d’argent. Une veste en soie, c’était très bien, mais ça ne faisait pas tout. Un miteux aux poches pleines était mieux servi qu’un fauché vêtu comme un roi.

— Moi, fit Tuon, je veux de la bière. Je n’y ai jamais goûté. Dites-moi, ma bonne maîtresse, y a-t-il une chance que ces gens s’entre-tuent dans les minutes qui viennent ?

Mat manqua avaler sa langue.

Maîtresse Heilin cligna des yeux et secoua la tête, comme si elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu.

— Ne vous inquiétez pas, ma dame. Ça arrive parfois, quand ils boivent trop, mais si c’était le cas aujourd’hui, j’y mettrais bon ordre.

— Pas pour me plaire, surtout… Il faut que ces braves gens se dépensent un peu.

Le sourire de l’aubergiste vacilla, mais elle se ressaisit puis se retourna, la pièce de Mat entre le pouce et l’index.

— Jera, un pichet de vin pour nos invités de marque. Notre cru de Kiranaille… Et une chope de bière.

— Il ne faut pas poser ce genre de question, Précieuse, dit Mat en guidant ses compagnes jusqu’à une table libre.

Selucia refusa de s’asseoir. Prenant le manteau de Tuon, elle le posa sur le dossier de la chaise choisie par sa maîtresse puis vint se placer derrière.

— Ce n’est pas poli, continua Mat. Et ça peut obliger à baisser les yeux…

Mat pensa avec reconnaissance à ses entretiens avec Egeanin. Pour ne pas devoir baisser les yeux, les Seanchaniens étaient prêts à faire n’importe quoi et son contraire.

Tuon acquiesça gravement.

— Vos coutumes sont parfois très étranges, Jouet. Il faudra que tu me les apprennes. J’en connais quelques-unes, mais je dois en savoir plus sur les peuples que je dirigerai au nom de l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement.

— Je serai ravi de te transmettre ce que je sais, dit Mat en retirant son manteau, qu’il laissa glisser sur le dossier de sa chaise. Nous connaître te sera profitable, même si tu ne règnes pas autant que tu le voudrais…

Nonchalant, il posa son chapeau sur la table.

Tuon et Selucia en couinèrent ensemble d’indignation. Plus rapide que sa so’jhin, la Fille des Neuf Lunes s’empara du galurin et le laissa tomber sur une chaise, à côté d’elle.

— Ça porte malheur, Jouet ! On ne pose jamais un chapeau sur une table.

Tendant deux doigts, Tuon plia les deux autres et Selucia l’imita. Encore un de ces gestes censés conjurer le mauvais sort.

— Je m’en souviendrai, lâcha sèchement Mat.

Trop sèchement, sans doute, car Tuon le foudroya du regard.

— J’ai décidé que tu ne ferais pas un bon porteur de coupes, Jouet. Pour ça, tu devrais apprendre la docilité, et je doute que tu puisses. Qui sait ? Je ferai peut-être de toi un écuyer à pied… En équidés, tu t’y connais. Tu aimerais courir à côté de moi quand je chevauche ? La tenue est en gros la même que celle d’un porteur de coupes, mais je ferai décorer la tienne avec des rubans. Roses, les rubans…

Mat resta impassible, mais il sentit le rouge de la colère lui monter aux joues. Si Tuon savait ce que les rubans roses signifiaient pour lui, ça ne pouvait avoir qu’une explication : Tylin lui avait tout raconté. C’était évident. Que la Lumière le brûle, les femmes bavassaient-elles donc sur tout ?

L’arrivée de la servante avec la commande le dispensa de réagir à la pique cruelle. Jeune femme souriante, Jera était presque aussi bien faite que la chanteuse – des charmes qu’elle n’exhibait pas, mais ne cachait pas non plus sous son tablier blanc très serré à la taille. Dessous, sa robe noire était pas mal moulante, elle aussi. Bien entendu, le jeune flambeur ne s’attarda pas sur le spectacle. N’était-il pas avec sa future épouse ? De toute façon, en compagnie d’une femme, en regarder une autre était une incitation au meurtre.

Jera posa sur la table le pichet de vin et les gobelets en étain, puis elle tendit la chope de bière à Selucia.

Sous son regard effaré, la so’jhin posa la chope devant Tuon et s’empara de son gobelet de vin. Pour apaiser la servante, Mat la gratifia d’un sou d’argent – ce qui lui valut un sourire éclatant et une révérence. Des pourboires pareils, elle ne devait pas en recevoir souvent.

— Tu aurais dû lui rendre son sourire, Jouet, fit Tuon quand Jera s’en fut allée. (Elle prit sa chope, renifla la bière et plissa le nez.) Elle est très jolie. Avec ton visage de marbre, tu l’as sans doute effrayée. (Elle but une gorgée et écarquilla les yeux de surprise.) Mais c’est très bon !

Mat soupira et goûta son vin rouge à l’arôme vaguement floral. Dans tous ses souvenirs – propres ou empruntés –, rien n’indiquait qu’il ait un jour compris les femmes. En partie, parfois, et sûrement par hasard. Mais jamais complètement…

Tuon entreprit de siroter sa bière. Pour rien au monde Mat ne lui aurait dit que cette boisson-là ne se buvait pas ainsi, mais par généreuses rasades. La connaissant, elle se serait soûlée délibérément, histoire d’approfondir son expérience. Or, en ce jour, elle lui en avait assez fait voir comme ça.

En dégustant une gorgée entre deux phrases, l’exaspérante petite femme l’interrogea sur les coutumes de son continent. Lui indiquer comment se comporter dans un coupe-gorge fut assez facile : reste à l’écart des autres, ne pose aucune question et assieds-toi dos contre un mur – et près de la porte, au cas où un départ précipité s’imposerait. Le mieux, au fond, c’était d’éviter ces endroits, mais quand on ne pouvait pas faire autrement…