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Tuon passa vite aux cours et aux palais. Là, elle obtint peu de réponses. Sur les cours d’Eharon ou du Shiota – voire d’autres nations depuis longtemps disparues –, Mat aurait pu lui en dire beaucoup plus long que sur les pays actuels.

À part sur des capitales comme Caemlyn ou Tear et peut-être Fal Dara, au Shienar, il ne savait absolument rien. Quant à Ebou Dar, elle en connaissait aussi long que lui.

— Donc, tu as beaucoup voyagé et fréquenté d’autres palais que le Tarasin, récapitula Tuon en finissant sa bière.

Mat en était à peine à la moitié de son vin, et Selucia y avait tout juste goûté.

— Mais tu n’es pas de noble naissance, ainsi que je le pensais.

— Pour sûr que non ! Les nobles…

Mat s’interrompit et se racla la gorge. Pour lui, les nobles étaient des crétins qui levaient trop le nez pour être capables de voir où ils posaient les pieds. Mais le dire n’était peut-être pas une bonne idée. Après tout, sa promise n’avait pas vu le jour dans un taudis…

Impassible, Tuon poussa sa chope sur le côté tout en dévisageant le jeune homme. Puis elle claqua des doigts à l’intention de Selucia, qui tapa très fort dans ses mains.

Plusieurs clients tournèrent la tête, étonnés.

— Tu prétends être un flambeur, Jouet, et maître Merrilin dit que tu es l’homme le plus chanceux du monde.

Jera accourut et Selucia lui tendit la chope.

— Une autre, et plus vite que ça !

Une commande impérative, mais pas vraiment agressive. Cela dit, il y avait quelque chose de régalien chez cette femme. Après une révérence hâtive, Jera courut exécuter l’ordre comme si elle s’était fait souffler dans les bronches.

— Disons qu’il m’arrive d’être chanceux…

— Eh bien, voyons si tu es dans un bon jour, Jouet.

Tuon tourna la tête vers la table où la partie de dés faisait rage.

Mat ne vit aucune raison de refuser. S’il jouait, il gagnerait, c’était couru, mais il doutait qu’un de ces marchands veuille sortir sa lame, si insolente que soit sa chance. Ici, il n’avait repéré aucun porteur de ces coutelas tellement à la mode dans le Sud…

Se levant, il offrit son bras à Tuon, qui posa la main sur son poignet. Selucia abandonna son gobelet sur la table et vint se placer sur l’autre flanc de sa maîtresse.

Sur les quatre joueurs, deux Altariens – un chauve très mince et un gros bonhomme doté d’un triple menton – le foudroyèrent du regard quand il demanda s’il pouvait se joindre à la partie. Le troisième, un type compact aux cheveux grisonnants et à la lèvre inférieure pendante, devint plus raide qu’un poteau de clôture. La Tarabonaise, elle, se montra accueillante :

— Bien sûr, bien sûr…, dit-elle d’une voix un peu tremblante. Pourquoi pas ?

Les joues rouges et le nez aussi, cette femme semblait avoir du mal à tenir le vin. À l’évidence parce qu’ils ne voulaient pas la contrarier, les Altariens se détendirent un peu, même si Cheveux-Grisonnants resta fermé comme une huître.

À une table proche, Mat alla chercher deux chaises pour Tuon et lui. Selucia choisit de rester debout derrière sa maîtresse. Une très bonne idée, parce qu’à six, on était déjà très serrés autour de la table.

Jera approcha, s’inclina puis tendit une chope à Tuon.

— Ma dame…, murmura-t-elle avant de se retirer.

Une autre servante, d’âge mûr et presque aussi charpentée que maîtresse Heilin, remplaça le pichet de vin vide, sur la table des joueurs, par son frère jumeau en version pleine. Rayonnant, le chauve remplit jusqu’à ras bord le gobelet de la Tarabonaise. Ces trois hommes ne voulaient pas la contrarier… et ils entendaient la soûler. Vidant la moitié de son vin, leur victime eut un rire de gorge puis s’essuya les lèvres avec un mouchoir bordé de dentelle. Pour le remettre sous sa manche, elle eut besoin de deux tentatives. Ce soir, elle ne repartirait pas avec une bonne affaire…

Mat suivit un moment la partie et ne tarda pas à s’y retrouver. Avec quatre dés et non deux, c’était une version du piri, un jeu déjà en vogue un bon millier d’années plus tôt, avant qu’Artur Aile-de-Faucon commence son ascension. Devant chaque joueur se dressaient de petites piles de pièces d’argent et d’or. Pour « acheter » les dés, Mat lança un mark d’argent au milieu de la table. Puis il attendit que le gagnant du coup précédent ait ramassé ses gains. Avec ces marchands, il ne risquait pas grand-chose, mais mieux valait quand même qu’ils perdent des pièces d’argent et pas d’or.

Le chauve élancé paya l’ouverture. Ramassant les dés avec le godet en étain, Mat les lança aussitôt.

Quatre « cinq » !

— C’est un coup gagnant ? demanda Tuon.

— Non, pour ça, il faut que je le reproduise, répondit Mat. (Il récupéra les dés.) Sans tirer d’abord un « quatorze » ni un quadruple « un », à savoir l’Œil du Ténébreux.

Les dés cliquetèrent dans le godet puis roulèrent sur la table. Quatre « cinq » ! Sa chance était là et bien là, comme d’habitude. Ramassant une pièce, il laissa l’autre au milieu de la table.

Sans crier gare, Cheveux-Grisonnants recula sa chaise et se leva.

— J’en ai assez, marmonna-t-il tout en faisant glisser dans ses poches les pièces posées devant lui.

Les deux autres Altariens le regardèrent comme s’ils n’en croyaient pas leurs yeux.

— Tu abandonnes, Vane ? dit le chauve. Maintenant ?

— J’en ai assez, Camrin… Combien de fois dois-je le répéter ?

En grommelant, Vane se dirigea vers la porte et sortit sous le regard noir de Camrin.

La Tarabonaise se pencha sur la table pour tapoter la main de Triple-Menton.

— Eh bien, ça veut dire que c’est à vous que j’achèterai les bibelots laqués, maître Kostelle, dit-elle d’une voix pâteuse. À vous et à maître Camrin.

Les trois mentons de Kostelle ondulèrent quand il lâcha un petit rire.

— On dirait bien, maîtresse Alstaing. On dirait bien… Pas vrai, Camrin ?

— J’imagine, oui, répondit le chauve.

Il paya la mise de Mat.

Cette fois, le jeune flambeur tira un « quatorze ».

— Oh…, fit Tuon, déçue. Tu as perdu.

— Non, Précieuse, j’ai gagné. « Quatorze », c’est un coup parfait, quand on le tire en premier. (Comme la fois précédente, Mat laissa un des deux marks d’argent sur la table.) On remet ça ? lança-t-il avec un sourire.

Oui, sa chance était là et bien là, plus insolente que jamais. Aux lancers suivants, les dés rouges roulèrent follement, ricochèrent sur les mises ou rebondirent comme des puces, mais quoi qu’il arrive, composèrent régulièrement un magnifique « quatorze » – et ce grâce à toutes les combinaisons possibles et imaginables.

Même avec une seule pièce gagnée chaque fois, le tas de marks d’argent finit par représenter une somme rondelette. Du coup, une bonne moitié des clients firent cercle autour de la table pour suivre la partie.

Mat sourit à Tuon, qui le gratifia d’un hochement de tête.

Combien ça lui avait manqué ! Une salle commune, des dés, les pièces sur la table – et l’éternelle question : combien de temps sa chance allait-elle durer ?

Cerise sur le gâteau, une jolie femme pour le regarder jouer. Mat s’en serait esclaffé de bonheur.

Alors qu’il secouait de nouveau le godet, la Tarabonaise le dévisagea – et pour le coup, elle ne sembla plus ivre du tout.

Mat, lui, n’eut plus aucune envie de rire.

La femme reprit son air hagard, ses yeux de nouveau écarquillés comme s’ils avaient du mal à focaliser. Mais ce que Mat avait vu ne trompait pas. Cette femme tenait bien mieux l’alcool qu’on pouvait le croire. Ce soir, Camrin et Kostelle ne risquaient pas de lui vendre de la camelote au prix fort, si c’était bien leur plan.