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L’ennui, songea Mat, c’était que la femme l’avait regardé d’un air soupçonneux. En y réfléchissant, elle n’avait jamais payé une de ses mises. Les deux Altariens lui jetaient des regards mauvais, comme tous les perdants sous tous les cieux. La Tarabonaise, elle, devait se demander comment il s’y prenait pour tricher. Même si on jouait avec les dés de l’établissement, cette accusation pouvait attirer beaucoup d’ennuis à un homme, y compris dans une auberge relativement paisible. Parce que dans ces affaires-là, on attendait rarement des preuves pour agir.

— Un dernier coup, annonça Mat, et je me retirerai. Maîtresse Heilin ?

L’aubergiste figurait parmi les spectateurs. Grand seigneur, Mat lui tendit quelques-unes des pièces qu’il venait de gagner.

— Pour fêter ma chance, tournée générale jusqu’à épuisement de cette somme.

Des murmures amicaux coururent dans le cercle de curieux et quelqu’un tapa sur l’épaule de Mat. Quand on lui payait un coup, un perdant pensait moins facilement qu’on était en train de l’arnaquer. Au moins, ça troublerait assez ces gens pour qu’il ait le temps de sortir avec Tuon.

— Sa chance ne peut pas durer éternellement, marmonna Camrin en passant une main dans les cheveux qu’il ne possédait plus depuis longtemps. Qu’en penses-tu, Kostelle ? Moitié-moitié ?

D’une pichenette, Camrin propulsa une couronne d’or à côté du mark d’argent de Mat.

— Si c’est le dernier coup, autant miser gros. Après tant de chance, le vent devrait tourner.

Pensif, Kostelle se grattouilla le menton, puis il ajouta une couronne d’or au pot.

Mat soupira. Il aurait pu refuser la relance, mais s’il se dérobait maintenant, ça risquait d’inciter la Tarabonaise à passer à l’attaque. À contrecœur, il poussa au milieu de la table assez de marks d’argent pour payer la relance. Du coup, devant lui, il n’en restait plus que deux.

Mat secoua le godet une fois de plus que d’habitude, puis il lança les dés. Cette entorse à sa routine n’était pas censée changer quoi que ce soit au cours du jeu. C’était simplement une façon de se défouler.

Les dés rouges roulèrent sur la table, heurtèrent les mises puis s’immobilisèrent. Quatre « un » ! L’Œil du Ténébreux !

Heureux comme s’ils ne venaient pas seulement de récupérer leurs pertes, Camrin et Kostelle se partagèrent les mises. Avant de s’éloigner, les spectateurs félicitèrent les deux marchands et eurent quelques mots de consolation pour Mat. Certains allèrent même jusqu’à le saluer avec le gobelet qu’il venait de leur payer.

Maîtresse Alstaing but une longue rasade de vin, puis elle dévisagea Mat. Apparemment, elle était ronde comme une queue de pelle, mais…

En tout cas, elle ne devait plus le prendre pour un tricheur, puisqu’il s’en allait avec un simple mark d’argent de plus qu’en arrivant. Parfois, la malchance était une assez bonne chose.

— Ainsi, Jouet, ta chance a des limites, dit Tuon tandis que Mat la raccompagnait jusqu’à leur table. Ou es-tu seulement chanceux quand l’enjeu est faible ?

— Personne n’est veinard à jet continu, Précieuse. Cela dit, ce dernier coup, c’est le plus chanceux que j’aie jamais joué.

Mat parla des soupçons de la Tarabonaise et expliqua pourquoi il avait payé une tournée générale.

Arrivé devant la table, il tint sa chaise à Tuon, mais elle resta debout, les yeux dans les siens.

— Tu t’en tirerais très bien à Seandar, finit-elle par dire. (Elle tendit sa chope presque vide à Mat.) Tiens-moi ça jusqu’à mon retour.

Le jeune flambeur se raidit.

— Où vas-tu donc ?

Elle ne s’enfuirait pas, il en était certain. En revanche, elle risquait de se mettre dans la mouise, et s’il n’était pas là pour l’en sortir…

La Fille des Neuf Lunes afficha son exaspération. Même ainsi, elle était belle à se damner.

— Si tu veux savoir, je dois faire un tour aux… commodités.

— Je vois… L’aubergiste te dira où elles sont. Ou une des servantes…

— Merci, Jouet, lâcha Tuon. Sans toi, je n’aurais jamais pensé à demander.

Elle agita les doigts à l’intention de Selucia. Ensemble, elles s’éloignèrent en tenant une conversation muette ponctuée de gloussements.

Mat s’assit et sonda mornement son gobelet. Les femmes ne rataient jamais une occasion de ridiculiser un type. Et il était à demi marié à celle-là.

— Où sont les femmes ? demanda Thom, de retour de sa mission.

Se laissant tomber sur une chaise, en face de Mat, il posa sur la table un gobelet de vin presque plein. Quand le jeune flambeur lui eut répondu, il grogna puis se pencha sur la table et murmura :

— Nous avons des ennuis en vue derrière et devant nous. Devant, ils sont trop loin pour nous atteindre ici, mais il vaudra mieux filer dès que Tuon et Selucia seront revenues.

Mat se redressa sur sa chaise.

— Quel genre d’ennuis ?

— Les caravanes de marchands qui nous ont dépassés ces derniers jours ont colporté des rumeurs au sujet d’un meurtre à Jurador, à peu près au moment de notre départ. Ou un jour ou deux après, c’est difficile à dire. Un homme trouvé dans son lit avec la gorge tranchée – mais il n’y avait pas assez de sang.

Inutile d’en dire davantage.

Mat but une bonne gorgée de vin. Le maudit gholam le suivait toujours. Comment avait-il découvert qu’il voyageait avec Luca ? Mais s’il avait un jour ou deux de retard, il n’était pas près de rattraper la ménagerie, vu la vitesse à laquelle elle avançait à présent.

Mat toucha le médaillon d’argent, sous sa chemise. Si le gholam se montrait, il aurait de quoi l’affronter. La créature arborait une cicatrice qu’elle devait à la tête de renard…

— Et les ennuis devant nous ?

— Une armée seanchanienne à la frontière du Murandy… Je donnerais cher pour savoir comment ils l’ont rassemblée sans que j’en sois informé… (Vexé de son échec, Thom souffla bruyamment dans sa moustache.) Bon, qu’importe… Tous les gens qui veulent traverser doivent boire une infusion médicinale.

— Une infusion ? Où est le problème ?

— De temps en temps, cette mixture fait vaciller une femme sur ses jambes. Aussitôt, une sul’dam déboule et lui met un collier autour du cou. Mais ce n’est pas le pire. Ces soldats cherchent activement une jeune et mince seanchanienne à la peau noire.

— Et ça t’étonne ? Tu croyais qu’ils n’en feraient rien ? Thom, ça résout mon plus gros problème. Quand nous serons assez près de la frontière, nous abandonnerons la ménagerie et nous passerons par la forêt. Tuon et Selucia continueront avec Luca. Pour avoir rendu la Fille des Neuf Lunes aux Seanchaniens, ce bouffon deviendra un héros.

Thom secoua la tête.

— Ils cherchent une femme coupable d’usurpation d’identité. Une fausse Fille des Neuf Lunes. Sauf que la description correspond en tout point à Tuon. Ils n’en parlent pas ouvertement, mais il y a toujours des ivrognes qui l’ouvrent trop… S’ils la trouvent, ils comptent exécuter la menteuse. Pour laver la honte.

— Comment est-ce possible, Thom ? Le général qui commande cette armée doit connaître le visage de Tuon. Idem pour d’autres officiers supérieurs. Et des nobles doivent également l’avoir vue.

— Même si c’est le cas, ça ne servira à rien. Le dernier des soldats, s’il la capture, lui tranchera la gorge ou lui fracassera le crâne. Je tiens ça de trois marchands différents, Mat. Et même s’ils se trompent tous, tu voudrais courir le risque ?

Sûrement pas… Par-dessus leurs gobelets, les deux hommes entreprirent de mettre un plan au point. Sans boire beaucoup. Même s’il passait une grande partie de son temps dans les tavernes, Thom était très sobre, et Mat tenait à garder les idées claires.

— Même si tu lui proposes un bon prix, dit le trouvère à un moment, Luca refusera de nous vendre assez de chevaux. D’autant plus qu’il nous faudra des bêtes de bât pour les vivres, si on passe par la forêt.