— Dans ce cas, je vais commencer à acheter des canassons. Avant d’être obligés de partir, nous en aurons assez. Ici, il doit y avoir de très bonnes affaires… Pour ça, Vanin a un œil aussi bon que le mien. Et ne t’inquiète pas : je lui interdirai de voler.
Thom hocha dubitativement la tête. La réhabilitation de Vanin le laissait rêveur.
— Aludra viendra avec nous ? demanda-t-il. Si oui, elle voudra emporter son matériel. Encore plus de chevaux de bât en perspective.
— Rien ne nous presse, mon ami. La frontière du Murandy est encore loin. Je prévois d’aller au nord, vers Andor, ou à l’est si Vanin connaît un chemin à travers les montagnes. Ce serait mieux.
Si Vanin connaissait une route, ce serait une piste de contrebandiers ou de voleurs de chevaux. Bref, un chemin sur lequel ils ne risquaient pas de faire des rencontres fâcheuses. En Altara, les Seanchaniens pouvaient être partout, et en optant pour le nord, Mat et ses compagnons passeraient trop près de la maudite armée.
Dès que Tuon et Selucia apparurent au fond de la salle, le jeune flambeur se leva et prit le manteau de sa promise. Thom se chargea de celui de Selucia.
— On s’en va, dit Mat en faisant mine d’aider Tuon à enfiler son manteau.
Selucia lui arracha le vêtement des mains.
— Je n’ai pas encore vu de rixe ! protesta Tuon.
Bien trop fort, car beaucoup de regards se tournèrent vers elle.
— Je t’expliquerai dehors, dit Mat. Loin des oreilles ennemies.
La Fille des Neuf Lunes le dévisagea, aussi impassible que d’habitude. C’était une dure à cuire, certes, mais si petite, comme une jolie poupée, qu’on pouvait redouter qu’elle se casse si on la maltraitait. Pour empêcher ça, Mat était résolu à faire tout ce qui s’imposerait.
Capitulant, Tuon permit à Selucia de lui poser le manteau bleu sur les épaules. Thom tenta d’aider la so’jhin à mettre le sien, mais elle ne le laissa pas faire. De mémoire de Mat, elle n’avait jamais autorisé personne à l’aider avec son manteau.
La venelle était déserte. Un chien famélique leva sur le quatuor un regard morne, puis il détala, la queue entre les jambes.
Mat prit la direction opposée, presque aussi vite, et résuma la situation en marchant. S’il s’était attendu à des réactions virulentes, il aurait été déçu.
— Ça peut venir de Ravashi ou de Chimal, dit Tuon, perplexe. (Comme si avoir une armée de tueurs aux trousses était dans ses habitudes.) Deux de mes sœurs qui ont à peu près mon âge… Aurana est trop jeune – quelque chose comme huit ans, je crois. Quatorze pour vous… Chimal a des ambitions raisonnables, mais Ravashi croit qu’elle aurait dû être nommée parce qu’elle est l’aînée. Les rumeurs au sujet d’une usurpatrice peuvent avoir été lancées par ses agents. C’est vraiment bien joué de sa part. Si c’est elle.
Tout ça sur le ton d’une conversation de salon.
— Ce complot serait facile à déjouer, dit Selucia, si la Haute Dame était au palais Tarasin, dont elle n’aurait jamais dû partir.
Tuon en perdit son équanimité.
Ça ne se vit pas sur son visage, mais elle se tourna vers sa so’jhin et agita furieusement les doigts, comme si elle avait voulu qu’ils produisent des étincelles.
Blanche comme un linge, Selucia tomba à genoux et inclina la tête. Puis elle remua faiblement les doigts.
Toujours furieuse, Tuon baissa les mains, foudroya du regard le crâne couvert d’un fichu de Selucia, puis inspira très lentement. Une fois calmée, elle se pencha et aida sa servante à se relever. Avec ses doigts, elle « dit » quelques mots, et la so’jhin lui répondit de la même manière.
Ensuite, les deux femmes se sourirent, chacune ayant les larmes aux yeux. Des larmes !
— Je peux savoir à quoi rime tout ça ? demanda Mat.
Les deux Seanchaniennes se tournèrent vers lui.
— Tu as un plan, Jouet ?
— Pas retourner à Ebou Dar, si c’est ça que tu as en tête. Précieuse, si une armée cherche à te tuer, les autres doivent avoir le même objectif, et il y a trop de soldats entre ici et Ebou Dar. Mais ne t’en fais pas : je trouverai un moyen de te ramener chez toi en toute sécurité…
— Donc, tu crois toujours que…
Tuon s’interrompit, les yeux ronds. Alarmé, Mat se retourna et vit que sept ou huit hommes venaient de débouler dans la venelle. Une épée au poing, ces types foncèrent dès qu’ils aperçurent le jeune flambeur.
— Tuon, file ! Thom, emmène-la loin d’ici !
Deux couteaux se matérialisèrent dans les mains de Mat. Sans perdre de temps, il les lança ensemble. Celui de gauche traversa l’œil d’un type aux cheveux grisonnants et celui de droite se planta dans la gorge d’un agresseur malingre.
Les deux hommes tombèrent raides morts. Avant qu’ils aient touché le sol, Mat dégaina deux autres lames et chargea comme un taureau.
Avoir perdu si vite deux compagnons surprit les agresseurs. Idem pour la charge de leur « victime ». Dans la venelle étroite, manier une épée n’était pas facile, les privant ainsi de leur principal avantage. Au combat de près, les couteaux seraient plus efficaces.
Restait la question du nombre. Les lames de Mat pouvaient bloquer ou dévier une épée, mais il s’y résigna seulement quand un coup menaçait d’être décisif. À ce rythme-là, il ne tarda pas à être couvert d’entailles sur les flancs, sur une cuisse et même sur le côté droit du menton – un coup qui lui aurait ouvert la gorge s’il n’avait pas bondi sur le côté à temps.
S’il avait tenté de fuir, les types l’auraient embroché dans le dos. Vivant et blessé, ça valait mieux que mort.
Avec ses couteaux, il frappait à une vitesse folle, se limitant à des coups sans grande amplitude. S’il avait voulu parader, ça aurait signé sa sentence de mort.
Une de ses lames transperça le cœur d’un salopard et en ressortit avant même que le type vacille sur ses jambes. Avisant un homme au torse de forgeron, Mat lui entailla le creux du coude afin de l’obliger à lâcher son épée. Quand ce fut fait, le colosse dégaina son couteau de la main gauche. Mat ne s’en soucia pas. Affaibli par l’hémorragie, l’homme tenait à peine debout.
Un chauve au visage carré voulut crier quand une lame de Mat lui ouvrit la gorge. Portant les mains à son cou, le moribond fit encore deux pas puis s’écroula.
Plus leurs camarades tombaient et mieux les survivants pouvaient manier leur épée. Toujours aussi rapide, Mat e débrouillait pour que chaque mort, avant de s’écrouler, lui serve de bouclier contre une lame. Le minuscule gain de temps dont il avait besoin pour porter l’attaque suivante.
Au monde, à ses yeux, il n’y avait plus que ses deux lames et les agresseurs qui tournaient autour de lui. Remarquablement précis, il touchait chaque cible à un endroit où elle saignerait beaucoup. Certaines de ses connaissances anatomiques étaient le legs d’hommes dont l’existence n’aurait servi de modèle à personne.
En sang mais trop excité pour que ça l’arrête, Mat se retrouva enfin face à un dernier agresseur. Une femme qu’il n’avait pas encore remarquée. Jeune, mince et vêtue de haillons, elle aurait pu être jolie si la crasse n’avait pas maculé son visage. Et sans le rictus qui découvrait ses dents… L’œil haineux, elle faisait passer de sa main droite à sa main gauche une dague à la lame à double tranchant deux fois plus longue que la main de Mat.
— Seule, tu ne pourras pas finir le travail que tes copains ont bousillé, dit le jeune homme. File, et je ne te ferai pas de mal.
Avec un feulement de tigresse, l’inconnue bondit en zébrant l’air avec sa lame. Surpris, Mat fut contraint de reculer. Quand sa botte glissa sur une flaque de sang, il tituba et comprit que sa dernière heure venait de sonner.