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— À plat ventre, Almandaragal !

La posture, qu’elle lui avait enseignée quand elle était bébé, parce que ça l’amusait de voir le lopar se prosterner devant elle, se termina dans un grognement. Baisant le tapis à motifs rouges et verts, elle dit :

— Je vis pour servir et obéir, Grande Maîtresse.

Elle n’en doutait pas une seconde. Qui d’autre aurait osé le revendiquer ? Qui d’autre pouvait apparaître sous la forme d’un feu vivant ?

— Je crois que vous aimeriez aussi gouverner.

Sa voix sonna comme un gong funèbre légèrement amusé, puis se durcit.

— Regardez-moi ! Je déteste cette façon que vous avez de ne pas regarder en face, vous autres Seanchans. J’ai l’impression que vous me cachez quelque chose. Vous n’avez rien à me cacher, n’est-ce pas, Suroth ?

— Bien sûr que non, Grande Maîtresse, répondit Suroth, poussant sur ses bras pour s’asseoir sur ses talons. Jamais, Grande Maîtresse.

Elle leva les yeux jusqu’à la bouche de la femme, mais elle ne s’autorisa pas à regarder plus haut. Cela suffirait certainement.

— C’est mieux, murmura Semirhage. Aimeriez-vous gouverner ces contrées ? Avec une poignée de morts – Galgan et quelques autres –, vous pourriez vous déclarer Impératrice grâce à mon aide. Cela n’a guère d’importance, mais les circonstances offrent cette opportunité, et vous seriez sans doute plus souple que l’impératrice actuelle.

L’estomac de Suroth se noua. Elle réprima un haut-le-cœur.

— Grande Maîtresse, dit-elle d’une petite voix, le châtiment pour un tel acte est d’être amenée devant la véritable Impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, puis écorchée vive, en prenant soin d’être maintenue vivante. Après…

— Inventif, quoique primitif, intervint Semirhage avec ironie. Mais sans importance. L’Impératrice Radhanan est morte. La quantité de sang qu’il y a dans un corps humain est impressionnante. Assez pour couvrir le Trône de Cristal. Acceptez mon offre, Suroth. Je ne la ferai pas deux fois.

Suroth se concentra sur sa respiration.

— Alors, Tuon est Impératrice, puisse-t-elle…

Tuon adopterait un nouveau nom, rarement prononcé en dehors de la Famille Impériale. L’Impératrice était l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais. Croisant les bras sur ses épaules, Suroth se mit à sangloter.

Almandaragal leva la tête et poussa un gémissement interrogateur.

Semirhage éclata d’un rire grave.

— Vous pleurez la mort de Radhanan, Suroth, ou bien votre aversion pour Tuon est-elle si profonde ?

Par rafales de quelques mots entrecoupées de sanglots irrépressibles, Suroth s’expliqua. En tant qu’héritière proclamée, Tuon était devenue l’impératrice dès la mort de sa mère. Mais si sa mère avait été assassinée, sa mort avait dû être arrangée par l’une de ses sœurs, ce qui signifiait que Tuon elle-même était sûrement morte. Et rien de tout ça ne faisait la moindre différence. Les formes seraient respectées. Elle devrait rentrer à Seandar et présenter des excuses pour la mort de Tuon, à celle-là même qui en était responsable. L’Impératrice ne monterait pas sur le trône avant que la mort de Tuon ne soit annoncée officiellement. Elle ne pouvait se résigner à admettre qu’elle se tuerait avant ; c’était trop honteux à avouer. Les mots mouraient tandis que des sanglots bruyants la déchiraient. Elle ne voulait pas mourir. On lui avait promis qu’elle vivrait à jamais.

Cette fois, le rire de Semirhage fut si choquant qu’il arrêta net les larmes de Suroth. La tête de feu, renversée en arrière, émettait de grands éclats de rire. Finalement, elle se calma, essuyant des larmes de feu de ses doigts de feu.

— Je vois que je ne me suis pas fait comprendre. Radhanan est morte, de même que ses filles, ses fils et la moitié de la Cour Impériale. Il n’y a plus de Famille Impériale, à part Tuon. Il n’y a plus d’Empire. Seandar est aux mains des émeutiers et des pillards, de même qu’une douzaine d’autres cités. Au moins cinquante nobles se disputent le trône, avec des armées sur le champ de bataille. La guerre fait rage des monts Aldael jusqu’à Salaking. C’est pourquoi, vous ne courez aucun danger en éliminant Tuon et en vous proclamant Impératrice. J’ai même prévu un vaisseau qui arrivera bientôt pour annoncer le désastre.

Elle se remit à rire et déclara étrangement :

— Laissez gouverner le Seigneur du Chaos.

Malgré elle, Suroth la regarda, bouche bée.

L’Empire… détruit ? Semirhage avait tué l’Imp… ? Les assassinats n’étaient pas inconnus parmi ceux du Sang, ni dans la Famille Impériale, mais que quelqu’un atteigne ainsi la Famille Impériale était horrifiant, impensable. Même l’une des Da’concions, parmi les Élus. Mais devenir Impératrice elle-même, ici… Elle eut le vertige, avec une envie hystérique de rire. Elle pouvait compléter le cycle, conquérir ces pays, puis envoyer ses armées reconquérir le Seanchan. Difficilement, elle parvint à se ressaisir.

— Grande Maîtresse, si Tuon est vraiment vivante, alors… la tuer sera difficile.

Les mots lui arrachaient la bouche. Tuer l’impératrice… Devenir Impératrice. Elle avait l’impression que sa tête flottait sur ses épaules.

— Elle aura ses sul’dams et ses damanes avec elle, et aussi certains de ses Gardes de la Mort.

Difficile ? En de telles circonstances, la tuer serait impossible. À moins qu’elle ne puisse convaincre Semirhage de le faire elle-même. Or six damanes pouvaient être dangereuses, même pour Semirhage. De plus, un dicton des roturiers disait : « Les puissants ordonnent aux petits de creuser la terre et gardent les mains propres. » Elle l’avait entendu par hasard, et puni celui qui l’avait énoncé. Mais c’était vrai.

— Réfléchissez, Suroth !

Le ton sonnait fort, impérieux.

— Le capitaine Musenge et les autres seraient partis la même nuit que Tuon et sa servante s’ils avaient su ce qu’elle avait en tête. Ils la cherchent. Vous ne devez rien épargner pour la trouver la première, mais si vous échouez, ses Gardes de la Mort la protégeront moins que vous ne l’imaginez. Chaque soldat de votre armée sait qu’au moins quelques-uns de ces Gardes sont compromis avec une usurpatrice, et que toute personne ayant des rapports avec elle doit être mise en pièces, et enterrée sous un tas de fumier. Discrètement.

Les lèvres de feu se retroussèrent en un sourire amusé.

— Pour éviter la honte à l’Empire.

C’était peut-être possible. Un groupe de Gardes de la Mort serait facile à localiser. Elle aurait à découvrir combien exactement Musenge en avait emmené avec lui, et envoyer Elbar avec cinquante hommes pour chaque Garde. Non, cent, pour contrer les damanes. Et alors…

— Grande Maîtresse, vous comprendrez que j’hésite à me proclamer Impératrice jusqu’à ce que je sois certaine que Tuon soit morte, n’est-ce pas ?

— Naturellement, dit Semirhage.

De nouveau, on la sentit amusée.

— Mais n’oubliez pas que si Tuon parvient à revenir indemne, vous n’aurez plus aucun intérêt. Alors, ne traînez pas.

— Non, Grande Maîtresse. J’ai l’intention de devenir Impératrice, et pour cela, je dois tuer l’impératrice.

Cette fois, elle n’avait eu aucun mal à le dire.

Les appartements de Tsutama Rath semblaient à Pevara d’un luxe dépassant l’extravagance. Ses origines de fille de boucher n’étaient pour rien dans cette impression. Le salon lui mettait les nerfs à vif. Sous une corniche dorée et sculptée d’hirondelles en vol, les murs s’ornaient de deux grandes tapisseries de soie, l’une représentant des roses rouge sang, l’autre un buisson couvert de fleurs écarlates grosses comme les deux mains réunies. Les meubles raffinés, si on en ignorait les sculptures et les dorures, auraient convenu à n’importe quel trône. Les torchères étaient lourdement dorées, et le manteau de la cheminée était sculpté de chevaux au galop au-dessus de l’âtre en marbre veiné de rouge. Sur plusieurs tables étaient posés des objets en porcelaine du Peuple de la Mer : quatre vases, six bols, une petite fortune à eux seuls, de même que des objets sculptés, en jade et en ivoire, et une statuette de danseuse d’une main de haut, qui paraissait taillée dans un rubis. Elle savait qu’en plus de la pendule posée sur la cheminée, il en existait une autre dans la chambre à coucher de Tsutama, et une troisième dans sa garde-robe. Trois pendules ! Cette profusion dépassait de loin le luxe, sans parler des dorures et des rubis.