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— Je ne sais pas, dit Yukiri, hésitante. Toutes les quatre disent que l’Ajah Noire sait tout ce qui se passe dans le bureau d’Elaida.

Elle se mordit les lèvres et haussa les épaules, mal à l’aise.

— Peut-être que si nous pouvons la voir seule, ailleurs que dans son bureau…

— Vous voilà ! Je vous ai cherchées partout.

Pevara se retourna doucement en entendant soudain cette voix derrière elle, mais Yukiri sursauta et éructa entre ses dents. Si elle continuait, elle deviendrait aussi grossière que Doesine. Ou Tsutama.

Seaine se hâta vers elles, haussant ses épais sourcils noirs devant les yeux étincelants de Yukiri. C’était conforme au comportement d’une Blanche, logique en tout et aveugle au monde qui l’entoure. La moitié du temps, Seaine semblait inconsciente du danger qu’elles couraient.

— Vous nous cherchiez ? gronda presque Yukiri, les poings sur ses hanches.

Malgré sa minuscule taille, elle parvint à donner l’impression de dominer. Sans aucun doute, était-ce dû au fait qu’elle avait été surprise, mais elle était persuadée que Seaine devait être étroitement surveillée pour sa propre sécurité, quoi que Saerin eût décidé, et voilà qu’elle se promenait toute seule.

— Vous, Saerin, n’importe qui ! répliqua calmement Seaine.

Ses premières craintes, à savoir que l’Ajah Noire sache la tâche dont Elaida l’avait chargée, avaient pratiquement disparu. Ses yeux bleus étaient chaleureux, mais à part ça, elle avait repris l’aspect typique de la Blanche, d’une sérénité glaciale.

— J’ai d’importantes nouvelles, annonça-t-elle, dont voici la moindre : ce matin, j’ai vu une lettre d’Ayako Norsoni arrivée depuis quelques jours. De Cairhien. Elle, Toveine et toutes les autres ont été capturées par les Asha’man et…

Penchant la tête, elle les observa l’une après l’autre.

— Vous n’êtes pas du tout surprises. Bien sûr ! Vous avez lu des lettres, vous aussi. Bon, il n’y a rien à y faire, pour le moment en tout cas.

Pevara consulta Yukiri du regard, puis demanda :

— C’est la nouvelle la moins pressante, Seaine ?

La sérénité de la Sœur Blanche se teinta d’inquiétude, durcissant sa bouche et plissant ses yeux. Ses mains se crispèrent sur son châle.

— Pour nous, oui. Je reviens d’un entretien avec Elaida. Elle voulait savoir où j’en étais…

Seaine prit une profonde inspiration.

— …si j’avais découvert une preuve qu’Alviarin avait engagé une correspondance traîtresse avec le Dragon Réincarné. Vraiment, elle était tellement circonspecte au début, si indirecte, que ce n’est pas étonnant que je me sois méprise sur ses intentions.

— Je crois que le renard marche sur ma tombe, murmura Yukiri.

Pevara hocha la tête. L’idée d’approcher Elaida s’était évaporée comme la rosée d’été. Leur seule assurance qu’Elaida n’était pas elle-même de l’Ajah Noire, résidait dans le fait qu’elle avait pris l’initiative de la chasse. Or il n’en était rien… Au moins, l’Ajah Noire ignorait leur existence. Elles avaient quand même cet avantage, pour le moment. Mais jusqu’à quand ?

— Sur la mienne aussi, ajouta-t-elle doucement.

À pas glissés, Alviarin déambulait dans les couloirs de la Tour inférieure arborant un air de sérénité apparente auquel elle se raccrochait de toutes ses forces. La nuit semblait se cramponner aux murs malgré les torchères à miroirs, des ombres fantomatiques dansant là où elles n’avaient pas lieu d’être victime de son imagination ? Sans doute. Pourtant elles dansaient là à la limite de son champ visuel. Les couloirs étaient presque déserts, bien que le second service du dîner vînt juste de se terminer. Ces temps-ci, la plupart des sœurs préféraient manger dans leurs appartements, mais les plus hardies et les plus arrogantes s’aventuraient à la salle à manger de temps en temps, et une poignée y prenaient tous leurs repas. Elle ne voulait pas risquer que des sœurs la voient énervée ou pressée ; elle refusait de les laisser croire qu’elle détalait furtivement. En vérité, elle détestait que quiconque la regarde. Apparemment calme, elle bouillait à l’intérieur.

Brusquement, elle réalisa qu’elle palpait son front à l’endroit où Shaidar Haran l’avait touchée, là où le Grand Seigneur lui-même l’avait marquée comme sienne. À cette pensée, l’hystérie faillit l’emporter, mais son visage resta impassible par un pur effort de volonté, et elle resserra légèrement ses jupes de soie blanche autour d’elle. Cela lui occuperait les mains. Le Grand Seigneur l’avait marquée. Mieux valait ne pas y penser. Mais comment faire ? Le Grand Seigneur… Elle ressentait un tourbillon confus d’humiliation et de haine, confinant à la terreur balbutiante. Mais c’était le calme extérieur qui comptait. Et il y avait un germe d’espoir. Cela comptait aussi. Elle se raccrochait à n’importe quoi qui pouvait la garder en vie.

S’arrêtant devant une tapisserie qui représentait une femme portant une couronne ouvragée agenouillée devant une très ancienne Amyrlin, elle feignit de la contempler tout en jetant un rapide coup d’œil de chaque côté. Le couloir était aussi dépourvu de vie qu’une tombe abandonnée. Vive comme l’éclair, elle passa la main sous le bord de la tapisserie et reprit aussitôt sa marche, une feuille pliée dans la main. Un miracle qu’elle l’ait trouvée si vite ! Le papier semblait lui brûler la main, mais elle ne pouvait pas le lire ici. D’un pas posé, elle monta à contrecœur jusqu’aux quartiers de l’Ajah Blanche. Calme et imperturbable, extérieurement. Le Grand Seigneur l’avait marquée. D’autres sœurs allaient la regarder.

La Blanche était la plus petite des Ajahs. À peine une vingtaine de ses membres résidaient à la Tour. Pourtant, on aurait dit qu’elles se tenaient toutes dans le couloir principal. Le simple fait de fouler les dalles blanches lui donna l’impression d’affronter un danger.

Elle rencontra Seaine et Ferane malgré l’heure, leurs châles drapés sur les bras. Seaine lui adressa un petit sourire de commisération qui lui donna envie de tuer la Députée, laquelle fourrait toujours son nez pointu partout où il ne fallait pas. Ferane ne lui manifesta aucune sympathie. Elle fronçait les sourcils avec plus de fureur qu’une sœur n’aurait dû en laisser paraître. Alviarin s’efforça d’ignorer la femme à la peau cuivrée sans trop d’ostentation. Petite et corpulente, le visage rond et doux comme à son habitude, et une tache d’encre sur le nez, Ferane n’était pas l’image qu’on se faisait d’une Domanie. La Première Raisonneuse possédait malgré tout un tempérament virulent de Domanie. Elle était tout à fait capable d’infliger une punition pour une vétille, surtout à une sœur ayant « déshonoré » à la fois elle-même et les Blanches.

Alviarin avait été dépouillée de l’étole de Gardienne, et l’Ajah en ressentait profondément la honte. La plupart étaient, de plus, furieuses de cette perte d’influence. Elle subissait beaucoup trop de regards furibonds, certains venant de sœurs très inférieures à elle, et qui auraient dû sursauter à chacun de ses ordres. D’autres lui tournaient délibérément le dos.

Elle continua à avancer posément sous ces regards et ces affronts, mais elle sentit que ses joues commençaient à s’empourprer. Elle tenta de s’immerger dans le décor apaisant du quartier des Blanches. Les murs blancs bordés de torchères à miroirs argentées n’étaient décorés que de quelques tapisseries toutes simples, images de montagnes enneigées, forêts ombragées, bouquets de bambous sous le soleil. Depuis qu’elle avait gagné le châle, elle avait toujours utilisé ces images pour l’aider à retrouver la sérénité. Le Grand Seigneur l’avait marquée. Elle crispa les mains sur ses jupes pour les forcer à l’immobilité. Le message lui brûlait toujours la main. Démarche calme, mesurée.