C’était dit. Si seulement quelques-unes des graines qu’elle venait de semer prenaient racine, ça suffirait à leur faire tourner bride.
— Si Alliandre est en danger, Seigneur Perrin… commença le Ghealdanin aussitôt interrompu par Perrin d’un geste de la main.
Il n’en fallut pas plus. Le soldat serra les dents au point qu’elle eut l’impression de les entendre grincer.
— Vous avez vu Faile ? s’enquit le jeune homme, la voix teintée d’excitation. Elle va bien ? Elle n’est pas blessée ?
L’imbécile semblait ne pas avoir entendu un mot de ce qu’elle avait dit, à part son allusion à sa femme.
— Elle va bien, et elle est sous ma protection, Seigneur Perrin.
Si ce paysan parvenu désirait qu’on l’appelle « Seigneur », elle avait décidé de s’y plier pour le moment.
— Elle et Alliandre.
Le soldat foudroya Aybara, tout en gardant le silence.
— Vous devez m’écouter. Les Shaidos vous tueront…
— Approchez et regardez ça, l’interrompit Aybara, se retournant vers la table et prenant une grande feuille.
— Vous devez pardonner ses manières, Aes Sedai, murmura Berelain, lui tendant du vin chaud dans une tasse en argent ouvragée. Il est excessivement inquiet, comme vous pouvez le comprendre en ces circonstances. Je ne me suis pas présentée. Je suis Berelain, Première de Mayene.
— Je sais. Vous pouvez m’appeler Alyse.
L’autre sourit, comme si elle savait qu’il s’agissait d’un nom d’emprunt, mais qu’elle l’acceptait. La Première de Mayene était loin d’être inculte. Dommage qu’elle dût traiter avec le jeune homme ; les gens instruits et cultivés qui pensaient pouvoir tenir la dragée haute aux Aes Sedai étaient facilement menés par le bout du nez. Les gens du peuple pouvaient se montrer entêtés par ignorance. Mais ce garçon devait savoir des choses sur les Aes Sedai, depuis le temps. Peut-être que l’ignorer lui donnerait une raison de réfléchir à qui elle était et à ce qu’elle était.
Elle apprécia les arômes du vin.
— Ce vin est très bon, dit-elle avec une sincère gratitude.
Elle n’avait pas bu un tel breuvage depuis des semaines. Therava ne lui permettait pas un plaisir qu’elle-même se refusait. Si jamais celle-ci apprenait qu’elle en avait découvert plusieurs barriques à Malden, elle n’aurait même pas droit à de la piquette, et serait sûrement battue.
— Il y a d’autres sœurs dans le camp, Alyse Sedai. Masuri Sokawa, Seonid Traighan, et ma propre conseillère, Annoura Larisen. Voulez-vous leur parler quand vous en aurez fini avec Perrin ?
Affectant la désinvolture, Galina remonta sa capuche jusqu’à ce que son visage soit dans l’ombre, et but une nouvelle gorgée de vin pour se donner le temps de réfléchir. La présence d’Annoura était compréhensible, puisque Berelain était là, mais que faisaient ici les deux autres ? Elles faisaient partie de celles qui avaient fui la Tour après la déposition de Siuan et l’intronisation d’Elaida. Certes, aucune ne savait qu’elle avait participé à l’enlèvement du jeune al’Thor pour le compte d’Elaida, mais quand même…
— Je ne pense pas, murmura-t-elle. Elles s’occupent de leurs affaires, et moi des miennes.
Elle aurait donné cher pour savoir ce qui les occupait, mais pas au risque d’être reconnue. Toute amie du Dragon Réincarné devait avoir des… idées… sur une Rouge.
— Aidez-moi à convaincre Aybara, Berelain. Vos Gardes Ailés ne feront pas le poids devant les milliers de Shaidos. Et les Ghealdanins qui sont avec vous ne feront aucune différence. Une armée ne ferait aucune différence. Les Shaidos sont trop nombreux, et ils ont des centaines de Sagettes prêtes à se servir du Pouvoir Unique comme d’une arme. Je les ai vues à l’œuvre. Vous risquez de mourir, et même si vous survivez comme prisonnière, je ne peux pas vous promettre que je parviendrai à convaincre Sevanna de vous libérer à mon départ.
Berelain éclata de rire, comme si des milliers de Shaidos et des centaines de Sagettes capables de canaliser ne comptaient pour rien.
— Oh, ne craignez pas qu’ils nous trouvent. Leur camp est à trois bonnes journées de cheval, peut-être quatre. Et le terrain devient difficile non loin d’ici.
Trois jours, peut-être quatre. Galina frissonna. Elle aurait dû comprendre plus tôt. Trois ou quatre jours couverts en moins d’une heure par une percée dans l’air créée grâce à la partie mâle du Pouvoir. Elle s’était trouvée assez proche pour que le saidin la touche. Mais elle parla d’une voix ferme :
— Malgré tout, vous devez m’aider à le convaincre de ne pas attaquer. Ce serait désastreux pour lui, pour sa femme, et pour tout le monde. De plus, ce que je fais est important pour la Tour, dont vous avez toujours été l’un des soutiens.
Elle savait manier la flatterie, toujours utile dans ses rapports tant avec les puissants qu’avec les autres.
— Perrin est entêté, Alyse Sedai. Je doute que vous le fassiez changer d’avis, surtout quand il a déjà pris sa décision.
La jeune femme arbora le sourire mystérieux caractéristique d’une Aes Sedai.
— Berelain, pourriez-vous remettre cette conversation à plus tard ? ordonna Aybara d’un ton impatient.
Il tapota la feuille de papier de son gros index.
— Alyse, voulez-vous regarder ceci ?
Pour qui se prenait-il, à donner des ordres à une Aes Sedai ?
En s’approchant de la table, elle allait s’éloigner de Neald et se rapprocher de l’autre homme en tunique noire, qui l’étudiait intensément. Or il se tenait de l’autre côté de la table. La barrière lui semblait bien faible, mais elle pouvait l’ignorer en regardant la feuille que tapotait Aybara. Elle eut du mal à ne pas hausser les sourcils. Elle avait sous les yeux le plan de Malden, avec l’aqueduc qui y apportait l’eau du lac situé à cinq miles, ainsi qu’une ébauche du camp des Shaidos entourant la cité. Le plus surprenant, c’est que certains détails semblaient indiquer l’arrivée de plusieurs tribus depuis la prise de Malden par les Shaidos, et leur nombre signifiait que les hommes d’Aybara observaient la cité depuis pas mal de temps. Une autre carte montrait la ville plus en détail.
— Je vois que vous avez observé que leur camp est très grand, dit-elle. Vous devez savoir qu’il est impossible de la sauver. Même si vous aviez une centaine d’hommes en noir (elle ne put réprimer une nuance de mépris dans sa voix), ça ne suffirait pas. Les Sagettes contre-attaqueraient. Par centaines. Ce serait un massacre, avec des milliers de morts, dont peut-être votre femme. Je vous l’ai dit, elle et Alliandre sont sous ma protection. Quand ma mission sera terminée, je les emmènerai en lieu sûr. Je vous l’ai dit, et donc, par les Trois Serments, vous savez que c’est vrai. Ne commettez pas l’erreur de croire que vos liens avec Rand al’Thor vous protégeront si vous interférez avec la Tour Blanche. Oui, je sais qui vous êtes. Croyiez-vous que votre femme ne me le dirait pas ? Elle me fait confiance, et dans son intérêt, vous devez me faire confiance aussi.
L’imbécile la regardait comme si ces paroles lui étaient passées au-dessus de la tête. Il avait un regard vraiment impressionnant.
— Où dorment-elles ? Montrez-le-moi.