— On peut détecter certaines maladies au changement de goût, ma Dame. D’ailleurs, il y a pire. Mon fils Jaem, celui qui m’a apporté ici la balance, pour son premier emploi, balayait le crottin d’une écurie. Il disait que tout ce qu’il mangeait avait le goût de…
Son rire secoua son ventre rebondi.
— Bon, vous pouvez imaginer quoi, ma Dame.
Elayne le pouvait, et se félicita de ne pas être sujette aux nausées. Elle frissonna de nouveau. Essande était assez calme, mains croisées à sa taille et regardant sa nièce avec approbation, mais Neris semblait prête à vomir.
— Dommage qu’il ne puisse pas pratiquer mon métier, mais qui irait acheter des herbes médicinales à un homme ? Ou avoir un homme pour sage-femme ?
Melfane rit aux larmes à cette idée ridicule.
— Il veut entrer en apprentissage chez un armurier. Il est un peu vieux pour ça, mais c’est ainsi. Bon, maintenant, êtes-vous sûre que vous faites la lecture à votre fille ?
Elayne prétendait qu’elle aurait une fille et un garçon, mais Melfane était plus que sceptique. Elle ne pourrait rien dire avant d’avoir entendu les battements de cœur, et ce ne serait pas avant plusieurs semaines.
— Et il faut que des musiciens jouent pour elle. Elle apprendra le son de votre voix. Elle apprendra à aimer la littérature et la musique. Et c’est bon aussi dans d’autres domaines. Cela rend un enfant plus intelligent.
— Vous me dites ça tous les jours, Maîtresse Dawlish, dit Elayne avec irritation. J’ai de la mémoire, vous savez. Et je suis vos conseils.
Melfane se remit à rire, une lueur malicieuse dans ses yeux noirs. Elle acceptait les humeurs fluctuantes d’Elayne comme elle acceptait la pluie et les éclairs.
— Vous seriez étonnée du nombre de gens qui ne croient pas qu’un bébé entend dans le sein de sa mère. Mais moi, je vois la différence entre ceux auxquels on a fait la lecture, et les autres. Permettez-vous que j’échange quelques mots avec ma tante avant de partir, ma Dame ? Je lui ai apporté une tarte et un onguent pour ses articulations.
Essande rougit. Eh bien, maintenant que son mensonge était dévoilé, elle accepterait peut-être la Guérison ou bien Elayne saurait pourquoi.
À la fin du déjeuner, Elayne aborda avec Birgitte la question des intentions de Luan et des autres. Ce fut un repas merveilleux durant lequel elle mangea voracement. Melfane avait vertement réprimandé les cuisinières, et toutes les femmes à portée de voix, pour le régime insipide qu’elles imposaient à Elayne. Aujourd’hui, il y avait eu une petite truite grillée à la perfection, du chou farci au fromage de brebis, des mange-tout aux pignons et une savoureuse tarte aux pommes. Un repas merveilleux aussi parce que rien n’avait eu le moindre goût de moisi. En guise de boisson, il y avait eu du thé noir à la menthe. La seule chose que Melfane avait interdite, c’était le vin, même fortement coupé d’eau ; Birgitte avait même renoncé à en boire elle-même, bien qu’il parût impossible que cela pût avoir un effet par le lien ; Elayne s’abstenait d’en parler, car Birgitte avait pris l’habitude de trop boire, pour atténuer le chagrin de la mort de Gaidal. Elayne la comprenait, même si elle n’approuvait pas. Elle n’imaginait pas ce qu’elle ferait si Rand mourait.
— Je ne sais pas, dit Birgitte, après avoir engouffré sa dernière bouchée de tarte. À mon avis, ils viennent vous demander votre aide pour attaquer ceux des Marches. La seule foutue chose qui est sûre, c’est qu’ils ne sont pas venus vous assurer de leur foutu soutien !
— C’est aussi ce que je pense.
Elayne ramassa les dernières miettes de fromage de son doigt mouillé et les mit dans sa bouche. Elle aurait pu manger deux fois plus, mais Melfane avait annoncé qu’elle voulait limiter sa prise de poids. Peut-être qu’une vache engraissée pour le marché ressentait la même chose.
— À moins qu’ils ne demandent que je leur livre Caemlyn.
— C’est une possibilité, dit Birgitte, d’un ton presque joyeux, mais le lien disait qu’il n’en était rien. Mais nous avons toujours les guetteurs dans les tours, et Julanya et Keraille ont trouvé du travail comme blanchisseuses dans leurs camps, alors, s’ils veulent marcher sur la cité, nous le saurons avant que le premier homme ne s’ébranle.
Elayne aurait voulu ne pas soupirer aussi souvent. Qu’elle soit réduite en cendres, elle avait Arymilla, Naean et Elenia sous bonne garde, celles-ci mécontentes de partager le même lit – elle savait que cette idée n’aurait pas dû lui faire plaisir, mais elle s’en réjouissait quand même – et elle avait gagné trois solides alliés. Ils étaient maintenant inextricablement liés à elle. Elle aurait dû se sentir triomphante.
L’après-midi, Essande et Sephanie la vêtirent en tunique vert foncé à taillades et émeraudes sur les jupes, et brodée d’argent au corsage, sur les manches et à l’ourlet. Pour tout bijou, elle portait son anneau du Grand Serpent et une grosse broche montée sur argent représentant la Clé de Voûte de Trakand sur fond d’émail bleu. Cette broche la rendait morose. Dans sa Maison, on disait que Trakand était la clé de voûte qui maintenait la cohésion de l’Andor. Jusqu’à présent, elle n’avait pas très bien réussi.
Elle et Birgitte lisaient à tour de rôle pour ses bébés. Des lectures historiques, bien sûr. Si Melfane disait vrai, elle ne voulait pas les habituer à des contes frivoles. Un petit gros en rouge et blanc jouait de la flûte tandis qu’une femme en livrée grattait une guitare à douze cordes, produisant des airs joyeux et entraînants. Les bardes ne poussent pas sur les arbres, et Birgitte n’était pas chaude pour permettre à des étrangers au palais d’approcher Elayne, mais Maîtresse Harfor avait trouvé plusieurs musiciens accomplis qui avaient sauté sur la chance de porter la livrée. La paye était considérablement plus élevée au palais que dans les tavernes, et on leur fournissait la livrée en plus. Elayne avait pensé à engager un ménestrel, mais cela lui avait rappelé Thom. Était-il à l’abri ? Était-il seulement en vie ? Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était prier. La Lumière fasse qu’il aille bien !
Maîtresse Harfor entra pour annoncer l’arrivée de Luan, d’Arathelle et des autres, et Elayne coiffa la petite couronne de Fille-Héritière, simple bandeau d’or, avec une unique rose entourée d’épines sur le front. En quittant ses appartements, Caseille et huit autres Gardes-Femmes leur emboîtèrent le pas, à elle, Birgitte et Essande, leurs bottes résonnant bruyamment sur les dalles. Neuf Gardes-Femmes figuraient parmi les morts quand on l’avait sauvée des Amies du Ténébreux, et cela semblait avoir renforcé leurs liens. Elles se perdirent deux fois sur le chemin de la Grande Salle, mais aucune n’émit le moindre murmure. Qu’importaient des couloirs mouvants quand on avait affronté le feu et les éclairs engendrés par le Pouvoir ? Les hautes portes voûtées de la Grande Salle, sculptées de grands lions de chaque côté, étaient ouvertes. Caseille fit ranger les Gardes-Femmes devant elles pendant qu’entraient Elayne, Birgitte et Essande.
Les hautes fenêtres étaient assombries par la pluie, sauf quand des éclairs fulguraient, mais les torchères à miroirs, alignées de long des murs et autour des rangées de colonnes sur toute la longueur de la salle, étaient toutes allumées. Un clop-clop-clop régulier résonnait dans le vaste espace, les gouttes tombant dans un seau posé sous une des verrières à vitraux du plafond, où un Lion Blanc debout luisait de gouttes le long d’une fêlure, à côté de scènes de batailles et des portraits des premières reines d’Andor. Comme toujours dans cette salle, Elayne sentit que ces femmes la jugeaient tandis qu’elle s’avançait sur les dalles rouges et blanches. Elles avaient construit l’Andor avec l’acuité de leurs esprits et le sang de leurs maris et de leurs fils, commençant avec une unique cité, et façonnant une puissante nation à partir des décombres de l’empire d’Artur Aile-de-Faucon. Elles avaient le droit de porter un jugement sur toute femme siégeant sur le Trône du Lion. Elle soupçonnait qu’on les avait placées là pour que la reine sente qu’elle était jugée par l’histoire.