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Ellorien cligna des yeux, tandis que les autres en profitèrent pour annoncer ce qu’ils boiraient. Seuls Elayne, Birgitte, Branlet et Perival prirent du thé. Chacun huma son breuvage, soit dans une coupe à vin en argent, soit dans une tasse à thé en porcelaine, avant de boire. Elayne n’y vit pas une insulte. Boisson et nourriture pouvaient être saines en quittant la cuisine et empoisonnées ou gâtées en arrivant sur la table. On ne savait jamais quand elles allaient se détériorer. Le thé avait un arrière-goût de gingembre, mais pas assez fort pour dominer celui du bon thé noir de Tremalking.

— Je vois que vous avez rassemblé tous ceux qui vous soutiennent parmi les enfants et les rebuts d’Arymilla, reprit Ellorien.

Catalyn devint aussi rouge que sa robe, Branlet se redressa avec colère, jusqu’au moment où Perival lui posa la main sur le bras en secouant la tête. Un garçon réfléchi que ce Perival, et brillant pour son âge. Lir parvint à se contrôler pour cette fois, mais Conail allait dire quelque chose de cinglant avant que le regard d’Elayne ne lui impose le silence. Karind se contenta de la regarder, impassible. Karind n’était pas très intelligente, mais peu de choses la démontaient.

— Vous devez avoir une raison pour demander cette entrevue, dit Elayne. Si c’était uniquement pour m’insulter…

Elle laissa sa phrase en suspens. Elle avait ses propres raisons pour vouloir cette réunion. S’ils lui avaient demandé de venir les voir, elle aurait accepté. Sans demander un sauf-conduit. Sentant une bouffée de colère dans le lien, elle réprima fermement la sienne. Birgitte transperçait Ellorien du regard. Si elle permettait à la colère de l’une d’attiser celle de l’autre… Il valait mieux ne pas y penser, pas ici, pas maintenant.

Ellorien rouvrit la bouche, mais cette fois, Luan lui coupa la parole.

— Nous sommes venus pour demander une trêve, Elayne.

Un éclair illumina les fenêtres au nord et les verrières du plafond, mais l’intervalle avec le tonnerre annonçait que l’orage était distant.

— Une trêve ? Sommes-nous en guerre, Luan ? Quelqu’une dont je n’ai jamais entendu parler revendique-t-elle le trône ?

Six paires d’yeux se tournèrent vers Dyelin, qui grogna.

— Imbéciles ! Je vous l’ai dit et répété, mais vous ne m’avez pas crue. Quand Sylvase, Karind et Lir ont envoyé leurs proclamations de soutien, j’ai envoyé la mienne. Taravin soutient Trakand et tout l’Andor le saura bientôt.

Ellorien s’empourpra de colère et parvint pourtant à conserver un air froid. Aemlyn, pensive, but une longue rasade. Arathelle se permit une mimique déçue, avant que son visage ne reprenne son apparence de masque, aussi dur que celui d’Ellorien.

— Cela étant, dit Luan, nous désirons toujours… sinon une trêve, du moins un accord temporaire.

Il but une petite gorgée de vin, branlant du chef avec tristesse.

— Même en réunissant toutes les forces que nous pouvons, nous aurons du mal à vaincre ceux des Marches. Mais si nous n’agissons pas ensemble, ils démembreront l’Andor quand ils décideront de passer à l’action. Franchement, je suis surpris qu’ils soient restés immobiles si longtemps. Leurs hommes doivent être bien reposés maintenant, même après une marche de mille lieues.

Des éclairs illuminèrent les fenêtres, et le tonnerre fut si bruyant que les vitres tremblèrent. L’orage était proche, cette fois.

— Je pensais moi-même qu’ils seraient maintenant au Murandy, dit Elayne. Mais je crois que leur raison de rester à la même place, c’est la peur de déclencher une guerre s’ils approchent trop de Caemlyn. Ils semblent chercher un chemin vers le Murandy en empruntant les routes de campagne. Et vous savez dans quel état elles sont en cette saison. Ils ne veulent pas de guerre avec nous. Quand je les ai autorisés à traverser l’Andor, ils m’ont dit qu’ils cherchaient le Dragon Réincarné.

Ellorien postillonna.

— Quand vous, quoi ? Vous déblatérez sur votre absence de droit à siéger sur le trône – pour le moment – et vous vous arrogez le droit d’une…

— D’une Aes Sedai, Ellorien.

Elayne leva la main droite pour leur montrer l’anneau du Grand Serpent à son majeur. Sa propre voix était glaciale malgré ses efforts.

— Je ne parlais pas en tant que Fille-Héritière, ni même en tant que Haut Siège de la Maison Trakand, je parlais en tant qu’Elayne, Aes Sedai de l’Ajah Verte. Si je ne les avais pas autorisés, ils auraient traversé quand même. Ils manquaient de nourriture et de fourrage. Et si j’avais essayé de les arrêter, il y aurait eu la guerre. Ils sont déterminés à trouver le Dragon Réincarné. Il y aurait eu une guerre que l’Andor avait peu de chances de gagner. Vous parlez d’agir ensemble, Luan ? Rassemblez toutes les forces de l’Andor, et nous pourrons presque égaler les leurs. Or les deux tiers des nôtres savent tenir une hallebarde ou une épée, mais ils passent le plus clair de leur temps derrière une charrue. Tous les leurs sont des soldats entraînés qui ne s’étonneraient pas d’affronter des Trollocs tous les jours de leur vie. Au lieu d’une guerre qui plongerait l’Andor dans un bain de sang et le handicaperait pendant une génération, ils traversent notre nation pacifiquement. Je les fais surveiller. Ils payent la nourriture et le fourrage qu’il leur faut, et généreusement.

En un autre temps, avec d’autres interlocuteurs, elle aurait éclaté de rire. Les fermiers andorans auraient cherché à traire le Ténébreux en personne !

— Le pire qu’ils aient fait, c’est de fouetter quelques voleurs de chevaux. S’ils les avaient livrés aux magistrats, je ne pourrais pas le leur reprocher. Maintenant, dites-moi, Ellorien : qu’auriez-vous fait différemment, et comment ?

Ellorien cligna des yeux, glacialement boudeuse, puis renifla avec dédain et sirota son vin.

— Et que prévoyez-vous pour la Tour Noire ? demanda doucement Abelle. Je… je soupçonne que vous avez aussi un plan les concernant ?

Soupçonnait-il aussi son autre raison d’avoir laissé ceux des Marches traverser l’Andor ? Grand bien lui fasse, tant qu’il n’exprimait pas ses soupçons. Tant qu’il gardait le silence, elle paraissait n’agir que pour le bien de l’Andor. C’était hypocrite, sans aucun doute, mais réaliste aussi. Elle avait dit la vérité concernant ses autres raisons, mais celle-là, si elle l’exprimait tout haut, pouvait lui coûter cher. Elle avait encore besoin d’une Maison, et il semblait que Candraed fût la plus probable, mais Danine ne bougerait jamais si elle pensait qu’Elayne voulait lui forcer la main.

— Aucun, lui répondit-elle. J’envoie périodiquement des Gardes chevaucher autour du domaine de la Tour Noire, et leur rappeler qu’ils sont en Andor et donc soumis à nos lois, mais à part ça, je ne peux pas faire plus que si la Tour Blanche était transportée à Caemlyn.

Pendant quelques instants, ils la fixèrent tous les six, sans ciller.

— Pendar soutient Trakand, dit soudain Abelle. Juste après, Luan ajouta :

— Norwelyn soutient Trakand !

Des éclairs fulgurèrent au-dessus des têtes, illuminant les vitraux du plafond.

Elayne fit un effort pour ne pas chanceler. Birgitte restait impassible mais le lien transmit de la stupéfaction. C’était fait. Elle avait onze Maisons. Le trône était à elle.

— Plus de Maisons la soutiendront, mieux ça vaudra pour l’Andor, dit Dyelin, un peu étourdie elle-même. Soutenez Trakand comme moi.

Il y eut une nouvelle pause, plus longue, durant laquelle les regards s’échangeaient. Un par un, Arathelle, Pelivar et Aemlyn annoncèrent que leur Maison soutenait Trakand, le faisant pour Dyelin. Elayne ne devrait pas l’oublier. Peut-être pourrait-elle s’acquérir leur fidélité avec le temps, mais pour l’heure, ils la soutenaient à cause de Dyelin.

— Elle a le trône, dit Ellorien, plus froide que jamais. Le reste n’est que broutille.