Elayne tenta de prendre un ton plus chaleureux.
— Voulez-vous dîner avec nous ce soir, Ellorien ? Au moins rester jusqu’à ce que la pluie cesse.
— J’ai mes cuisinières, répliqua Ellorien, se tournant vers la porte.
Sa suivante arriva en courant pour prendre sa coupe et la rapporter sur la table.
— Dès que la pluie cessera, je partirai pour Sheldyn. Je m’en suis absentée trop longtemps.
— La Tarmon Gai’don est pour bientôt, Ellorien, dit Elayne. Alors, vous ne pourrez pas rester dans vos domaines.
Ellorien s’arrêta, regardant par-dessus son épaule.
— À la Tarmon Gai’don, Traemane participera à la Dernière Bataille, et nous chevaucherons derrière le Lion d’Andor.
La foudre tomba comme elle sortait de la Grande Salle, sa suivante sur les talons.
— Voulez-vous me rejoindre dans mes appartements ? demanda Elayne aux autres.
Derrière le Lion d’Andor, mais pas à la suite d’Elayne Trakand. Près de la moitié des Maisons qui la soutenaient étaient suspectes d’une façon ou d’une autre. Jarid Saran était encore lâché dans la nature avec des forces non négligeables, et Ellorien lui causerait éventuellement des problèmes. Ce n’était jamais comme dans les contes, où tout se terminait toujours bien à la fin. La vie réelle était plus… chaotique. Pourtant, elle détenait enfin le trône. Il restait encore le couronnement, mais ça n’était plus qu’une formalité. Tandis qu’elle quittait la Grande Salle en bavardant avec Luan et Pelivar, le tonnerre roula au-dessus des têtes, comme des tambours de guerre scandant la marche de la Tarmon Gai’don. Encore combien de temps avant que les bannières de l’Andor ne s’ébranlent pour la Dernière Bataille ?
36
Sous un chêne
Le soleil était bien au-dessus de l’horizon quand Karede chevaucha à travers les arbres vers la passe de Malvide située à environ deux lieues devant lui. La brèche de cinq miles de large dans les montagnes livrait passage à la route d’Ebou Dar à Lugard, à un mile au sud. Mais bien avant la passe, il trouverait le camp qu’Ajimbura avait localisé pour lui. Ajimbura n’avait pas eu la sottise d’essayer d’entrer dans le camp, de sorte que Karede ne savait toujours pas s’il allait tomber ou non dans un piège mortel, pour rien. Plutôt, pour la Haute Dame Tuon. Tout Garde de la Mort était prêt à mourir pour elle. Il était de leur devoir de sauvegarder leur honneur, ce qui impliquait souvent la mort. Seuls quelques nuages blancs dérivaient dans le ciel. Il avait toujours espéré mourir sous le soleil.
Il n’avait avec lui qu’une petite escorte. Dont Ajimbura sur son cheval aux pieds blancs pour montrer le chemin, bien sûr. Le vigoureux petit homme avait coupé sa tresse rousse striée de blanc, ce qui donnait la mesure de sa grande dévotion à son maître. Les tribus primitives emportaient ces tresses comme preuves de ceux qu’ils tuaient dans leurs combats interminables. Ne pas avoir de tresse entraînait une disgrâce aux yeux de toutes les tribus et familles. Cette dévotion était envers Karede, et non envers la Haute Dame ou le Trône de Cristal, mais la dévotion de Karede lui-même était si fervente que ça revenait au même. Deux Gardes chevauchaient derrière lui, leur armure rouge et vert rutilante comme la sienne. Hartha et deux Jardiniers marchaient derrière eux, leur hache au long manche sur l’épaule, suivant facilement l’allure des chevaux. Leur armure scintillait aussi. Melitene, la sul’dam de la Haute Dame, ses longs cheveux grisonnants retenus par un ruban rouge, montait un fringant étalon gris, un a’dam argenté reliant son poignet au cou de Mylen. Il n’y avait pas eu grand-chose à faire pour les rendre plus impressionnantes, mais l’a’dam et la robe bleue de Melitene, aux panneaux rouges du corsage et de la jupe brodés d’éclairs, devraient attirer l’attention. Tout bien considéré, personne ne devrait remarquer Ajimbura. Le reste de son escorte était resté avec Musenge, au cas où il s’agirait vraiment d’un piège mortel.
Il avait pensé utiliser une autre damane que Mylen. La minuscule femme au visage sans âge, sautait presque sur sa selle tant elle était impatiente de revoir la Haute Dame. Elle n’était pas calme, comme il convenait. Mais elle ne pouvait rien faire sans Melitene, et elle était inutile en tant qu’arme, un fait qui lui avait fait baisser la tête quand il l’avait mentionné devant la der’sul’dam. Il avait fallu la consoler, sa sul’dam la caressant, disant qu’elle faisait de magnifiques Lumières Célestes et des Guérisons merveilleuses. Rien que d’y penser, Karede frissonna. Cela paraissait extraordinaire, des blessures qui disparaissaient instantanément, mais lui, il devrait être à l’article de la mort avant de se laisser toucher par le Pouvoir. Et pourtant, si cela avait pu sauver sa femme, Kalia… Non, les armes avaient été laissées avec Musenge. S’il y avait une bataille aujourd’hui, elle serait d’un genre différent.
Le premier cri d’oiseau qui retentit ne sembla pas différent de ceux qu’il avait entendus le matin, mais il se répéta de nombreuses fois. Il repéra un homme dans un grand chêne, avec une arbalète qui le suivait au fur et à mesure de son avance. Son plastron et son casque étaient peints en un vert qui se confondait avec le feuillage. Mais un bandeau rouge nouée à son bras gauche lui permettait de le repérer. S’il avait vraiment voulu rester invisible, il aurait dû l’enlever.
Karede fit signe à Ajimbura, et le petit homme lui sourit, rat desséché aux yeux bleus, avant de retenir sa monture et de passer derrière les gardes. Son long couteau était sous sa ceinture. Il pouvait passer pour un domestique.
Bientôt, Karede entra dans le camp. Il n’y avait ni tentes ni abris d’aucune sorte, mais de longues lignes de piquets bien ordonnées, avec des hommes en plastron vert. Des têtes se tournèrent sur son passage. Bon nombre d’entre eux dormaient sur leur couverture, sans aucun doute fatigués des longues chevauchées de la nuit. Ainsi, les cris d’oiseaux leur avaient appris que son groupe n’était pas assez nombreux pour représenter un danger. Ils avaient l’air de soldats bien entraînés, mais il s’y attendait. Ce qui l’étonna, c’était qu’ils soient si peu. Bien sûr, les arbres pouvaient en cacher une partie, mais le camp ne comprenait sûrement pas plus de sept ou huit mille hommes, bien trop peu pour la campagne que Loune lui avait racontée. Il sentit soudain sa poitrine se serrer. Où étaient les autres ? La Haute Dame pouvait être avec une autre bande. Il espéra qu’Ajimbura prenait note de leur nombre.
Bientôt, un petit homme monté sur un grand bai s’aperçut de sa présence et tira sur ses rênes de telle façon qu’il était obligé de s’arrêter. Le haut de son crâne était rasé et semblait poudré, pourtant, ce n’était pas un freluquet. Sa tunique sombre devait être en soie, mais il portait le même plastron vert terne que les hommes de troupe. Il dévisagea Melitene, Mylen et les Ogiers d’un regard dur et inexpressif. Son visage ne changea pas quand il reporta les yeux sur Karede.
— Le Seigneur Mat nous a décrit cette armure, dit-il, d’une voix plus rapide et précise que celle des Altarans. À quoi devons-nous l’honneur d’une visite de la Garde de la Mort ?
Le Seigneur Mat ? Par la Lumière, qui était le Seigneur Mat ?
— Furyk Karede, se présenta-t-il. Je désire parler avec un homme qui se fait appeler Thom Merrilin.
— Talmanes Delovinde, répliqua l’homme, retrouvant ses manières. Vous voulez parler à Thom ? Eh bien, je ne vois pas de mal à ça. Je vais vous conduire jusqu’à lui.
Karede talonna Aldazar derrière Delovinde. Cet homme n’avait pas mentionné l’évidence, à savoir que lui et les autres ne pourraient pas s’en aller et révéler la position de leur armée. Du moins, ils ne pourraient pas s’en aller à moins que le plan fou de Karede ne réussisse. Musenge lui avait donné une chance sur dix de réussir, une sur cinq de survivre. Personnellement, il pensait que les probabilités étaient plus élevées, mais il devait faire une tentative. Et la présence de Thom Merrilin parlait en faveur de celle de la Haute Dame.