La Haute Dame et Selucia rirent à gorge déployée. C’était bon de constater qu’elle avait gardé le moral en captivité. La compagnie de sa suivante l’avait aidée, sans aucun doute. C’était le moment de jouer le tout pour le tout.
— Général Merrilin, dit Karede, vous avez dirigé une campagne, courte mais remarquable, et accompli des miracles en évitant que les forces ne soient détectées, mais votre chance arrive à son terme. Le Général Chisen a compris vos objectifs. Il a fait faire demi-tour à son armée et approche de la passe de Malvide à marche forcée. Il sera là dans deux jours. Je dispose de dix mille hommes non loin d’ici, assez pour vous immobiliser jusqu’à son arrivée. Mais la Haute Dame Tuon serait en danger, or je veux l’éviter. Remettez-la entre mes mains, et je vous laisserai partir librement, vous et vos hommes. Vous pourrez être de l’autre côté des montagnes, dans la trouée de Gap, avant que Chisen n’arrive, et au Murandy avant qu’il ne puisse vous rattraper. La seule autre solution, c’est l’anéantissement. Chisen a assez d’hommes pour vous balayer. Cent mille hommes contre huit mille, ce serait un massacre.
Ils l’écoutèrent jusqu’au bout, aussi impassibles que s’ils étaient frappés par la foudre. Ils se contrôlaient bien. Ou peut-être étaient-ils vraiment frappés de stupeur, en voyant le plan de Merrilin échouer au dernier moment.
Merrilin caressa sa moustache d’un long doigt. Il semblait dissimuler un sourire.
— Je crains que vous ne vous trompiez sur mon compte, Général de Bannière Karede.
L’espace d’une phrase, sa voix devint vibrante.
— Je suis un ménestrel, une situation plus élevée que celle d’un barde de cour, mais je ne suis pas général. L’homme que vous cherchez, c’est le Seigneur Matrim Cauthon.
Il s’inclina à l’adresse du jeune homme qui remettait son chapeau sur sa tête.
Karede fronça les sourcils. Le Joujou de Tylin était général ? Est-ce qu’ils se moquaient de lui ?
— Vous avez une centaine d’hommes, des Gardes de la Mort, et une vingtaine de Jardiniers, déclara Cauthon calmement. D’après ce que j’entends, ils pourraient combattre jusqu’à cinq fois leur nombre contre la plupart des soldats. Mais ceux de la bande ne sont pas des soldats ordinaires, et j’en ai plus de six cents. Quant à Chisen, si c’est celui qui s’est replié par la passe, même s’il a compris ce que je veux faire, il ne peut pas être ici avant cinq jours. D’après les derniers rapports de mes éclaireurs, il se dirigeait vers le sud-ouest sur la route d’Ebou Dar aussi vite qu’il pouvait. Mais la vraie question est la suivante : pouvez-vous ramener Tuon au Palais Tarasin en toute sécurité ?
Karede eut l’impression que Hartha venait de lui donner un coup de pied dans le ventre, et pas seulement parce que cet homme avait prononcé si familièrement le nom de la Haute Dame.
— Vous voulez dire que vous me laisseriez l’emmener ? dit-il, incrédule.
— Oui, si elle a confiance en vous. Et si vous pouvez la ramener sans danger au palais. Au cas où vous ne le sauriez pas, votre foutue Armée Toujours Victorieuse est prête à lui trancher la gorge ou lui fracasser la tête à coups de pierre.
— Je sais, répondit Karede, avec plus de calme qu’il n’en ressentait.
Pourquoi cet homme aurait-il libéré la Haute Dame après tout le mal que la Tour Blanche s’était donné pour la faire kidnapper ? Pourquoi, après avoir livré cette campagne, courte mais sanglante ?
— Nous mourrons jusqu’au dernier s’il le faut pour la protéger. Le mieux serait de partir immédiatement.
Avant que le jeune homme ne change d’idée. Avant que Karede ne se réveille d’un rêve engendré par la fièvre. Car c’était sûrement un rêve de malade.
— Pas si vite, dit Cauthon, se tournant vers la Haute Dame. Tuon, avez-vous confiance en cet homme pour vous ramener au Palais Tarasin à Ebou Dar ?
Karede réprima une grimace. Général et seigneur, cet homme l’était peut-être, mais ça ne lui donnait pas le droit d’appeler la Haute Dame par son nom !
— Je fais confiance aux gardes de la Mort pour protéger ma vie, et à lui plus qu’à aucun autre, répondit la Haute Dame avec calme.
Elle adressa un sourire à Karede. Même dans son enfance, ses sourires avaient été rares.
— Est-ce que par hasard, vous auriez encore ma poupée, Général de Bannière Karede ?
Il s’inclina cérémonieusement. Sa façon de parler indiquait qu’elle était encore sous le voile.
— Pardonnez-moi, Haute Dame. J’ai tout perdu dans le Grand Incendie de Sohima.
— Ce qui veut dire que vous l’avez gardée dix ans. Mes condoléances pour la perte de votre épouse et de votre fils qui est mort en brave. Peu d’hommes sont capables de pénétrer dans un immeuble en feu. Et lui, il a sauvé cinq personnes avant d’expirer.
La gorge de Karede se serra. Elle avait suivi sa carrière. Tout ce qu’il put faire, ce fut de s’incliner de nouveau, plus profondément.
— Bon, ça suffit, marmonna Mat. Vous allez vous taper la tête par terre si vous continuez. Dès qu’elle et Selucia auront fait leurs bagages, vous pourrez les emmener au galop. Talmanes, faites préparer la bande. Ce n’est pas que je ne vous fasse pas confiance, Karede, mais je dormirai mieux quand vous aurez franchi la passe.
— Matrim Cauthon est mon mari, déclara la Haute Dame à voix haute et claire.
Tout le monde se pétrifia sur place.
— Matrim Cauthon est mon mari.
De nouveau, Karede eut l’impression que Hartha lui avait décoché un coup de pied dans le ventre. Non, pas Hartha. Aldazar. Quelle folie était-ce là ? Cauthon se comportait comme un homme qui voit une flèche voler vers lui, sachant qu’il n’a aucune chance de lui échapper.
— Ce foutu Matrim Cauthon est mon mari. C’est bien comme ça que vous dites ?
Ce devait vraiment être un rêve dû à la fièvre.
Il fallut une minute avant que Mat puisse parler. Qu’il soit réduit en cendres, il eut l’impression qu’il s’était écoulé une heure avant qu’il puisse bouger. Il ôta sauvagement son chapeau, s’approcha de Tuon et prit la rasoir par la bride. Elle baissa les yeux sur lui, calme comme une reine sur son foutu trône. Toutes ces batailles avec ces maudits dés cliquetant dans sa tête, tous ces combats s’étaient arrêtés dès qu’elle eut prononcé quelques mots. Cette fois, il savait au moins que ce qui était arrivé était fatidique pour ce foutu Mat Cauthon.
— Pourquoi ? Je veux dire, je savais que vous prononceriez ces paroles tôt ou tard, mais pourquoi maintenant ? Je vous aime bien, peut-être que je vous aime tout simplement – il crut entendre Karede grogner –, mais vous ne vous êtes jamais comportée comme une femme amoureuse. Vous êtes glaciale la plupart du temps, et vous me tapez sur les nerfs.
— Amoureuse ? s’étonna Tuon. Peut-être que nous finirons par nous aimer, Matrim, mais j’ai toujours su que je me marierais pour servir l’Empire. Que voulez-vous dire quand vous affirmez que vous saviez que je prononcerais les mots ?
— Appelez-moi Mat.
Seule sa mère l’avait jamais appelé Matrim quand il était dans le pétrin, et ses sœurs quand elles racontaient des histoires sur lui.
— Votre nom est Matrim. Qu’est-ce que vous vouliez dire ?
Il soupira. Elle ne demandait pas grand-chose. Juste d’en faire à sa tête. Comme la plupart des femmes qu’il avait connues.
— Grâce à un ter’angreal, je suis allé ailleurs, peut-être dans un autre monde. Là-bas, les habitants ne sont pas réellement des gens – ils ressemblent à des serpents –, mais vous pouvez leur poser trois questions, et leurs réponses sont toujours vraies. La réponse à l’une des miennes fut que j’épouserais la Fille des Neuf Lunes. Mais vous n’avez pas répondu à ma question. Pourquoi maintenant ?