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Quand Elbar aurait annoncé la mort de Tuon, elle pourrait le faire tuer. Il avait les joues maculées de cendres, comme les siennes. Le navire promis par Semirhage avait apporté de mauvaises nouvelles : l’impératrice était morte et des rébellions sévissaient dans toutes les provinces de l’Empire. Il n’y avait plus d’impératrice, plus de Fille des Neuf Lunes. Pour les roturiers, le monde chancelait, au bord du gouffre. Pour certains du Sang aussi. Après la mort de Galgan et de quelques autres, il n’y aurait plus personne pour s’opposer à Suroth Sabelle Meldarath. Elle s’efforçait de ne pas penser au nouveau nom qu’elle prendrait, sachant que ça portait malheur.

Fronçant les sourcils, Galgan baissa les yeux sur la carte dépliée devant eux et posa un ongle laqué rouge sur une montagne de la côte méridionale de l’Arad Doman. Suroth ne savait pas le nom de cette montagne. La carte montrait la totalité de l’Arad Doman et comportait trois marqueurs, un coin rouge et deux disques blancs, situés sur une ligne nord-sud.

— Yamada, quand Turan est passé en Arad Doman, a-t-il obtenu le compte exact des hommes sortis de ces montagnes pour rejoindre Ituralde ?

Efraim Yamada avait lui aussi des cendres sur le visage, puisqu’il était du Sang, bien que seulement du Bas Sang. Grand et grisonnant, en plastron bleu et or, avec des épaules larges et des hanches étroites, Yamada conservait en partie la beauté de sa jeunesse.

— Il fait état de cent mille hommes, Capitaine-Général. Peut-être plus.

— Et combien sont arrivés après que Turan eut traversé la frontière ?

— Peut-être deux cent mille, Capitaine-Général.

Galgan soupira et se redressa.

— Ainsi, Turan a une armée devant lui et une autre derrière, très vraisemblablement toutes les forces armées de l’Arad Doman, et entre les deux, il est inférieur en nombre.

L’imbécile ! Enoncer l’évidence qui crevait les yeux !

— Turan aurait dû dépouiller le Tarabon de tous ses épéistes et lanciers ! dit sèchement Suroth. S’il survit à cette débâcle, j’aurai sa tête !

Galgan haussa un sourcil blanc à son adresse.

— Je ne crois pas que le Tarabon nous soit actuellement assez fidèle pour tolérer ça, remarqua-t-il avec ironie. De plus, il a des damanes et des rakens. Ils devraient compenser son infériorité numérique. À propos de damanes et de rakens, j’ai signé les ordres élevant Tylee Khirgan au grade de Lieutenant-Générale et à la dignité du Bas Sang, vu que vous hésitiez encore. J’ai signé aussi les ordres de renvoyer la plupart de ces rakens en Amadicia et en Altara. Chisen n’a pas encore découvert celui qui lui a posé tant de problèmes dans le Nord ; et je n’aime pas l’idée que cet inconnu reste à l’affût pour nous tomber dessus dès que Chisen retournera à la Trouée de Molvaine.

Suroth émit un sifflement et crispa les mains sur ses jupes avant de les immobiliser. Elle ne laisserait pas cet homme l’obliger à afficher ses émotions !

— Vous avez outrepassé vos droits, Galgan, dit-elle avec froideur. C’est moi qui dirige les Avant-Courriers. Jusqu’à nouvel ordre, c’est moi qui commande le Retour. Vous ne signerez aucun ordre sans mon approbation.

— Vous commandiez les Avant-Courriers qui ont été absorbés dans le Retour, répondit-il calmement.

Suroth en conçut de l’amertume. Les nouvelles de l’Empire enhardissaient Galgan. L’Impératrice morte, il avait l’intention de devenir le premier Empereur depuis neuf cents ans. Il devrait mourir ce soir.

— Quant à votre commandement du Retour…

Il s’interrompit à des bruits de bottes venant du couloir.

Soudain, des Gardes de la Mort parurent sur le seuil, en armure, main sur la poignée de leur épée. Sous les casques rouge et vert, des yeux durs embrassèrent la salle. Après avoir inspecté la salle, ils s’écartèrent pour faire place à d’autres Gardes de la Mort, à des humains et à des Ogiers. Suroth les remarqua à peine. Elle n’avait d’yeux que pour une petite femme noire en bleu plissé avec la tête rasée et les joues maculées de cendres. La nouvelle était dans toute la ville. Il semblait impossible qu’elle ait pu atteindre le palais sans apprendre la mort de sa mère et de toute sa famille. Son visage était un masque sévère. Suroth se jeta à genoux. Autour d’elle, ceux du Sang s’agenouillèrent et les roturiers se prosternèrent.

— Que la Lumière bénisse votre retour, Altesse, dit-elle, en chœur avec tous ceux du Sang.

Ainsi, Elbar avait échoué. Peu importait. Tuon ne prendrait pas un nouveau nom et ne deviendrait pas Impératrice avant la fin du deuil. Elle pouvait encore mourir, laissant la place à une nouvelle impératrice.

— Montrez-leur ce que le Capitaine Musenge m’a apporté, Général de Bannière Karede, dit Tuon.

Un homme de haute taille, avec trois plumes noires à son casque, se baissa et vida avec précaution un sac en toile sur les dalles vertes du sol. Une odeur écœurante de décomposition se répandit dans la salle. Lâchant le sac, il vint se placer près de Suroth.

Elle mit un moment à reconnaître le visage au nez busqué d’Elbar dans cette masse en putréfaction, mais dès qu’elle l’eut reconnu, elle se prosterna, baisant les dalles. Elle pouvait encore s’en sortir. À moins qu’ils n’aient mis Elbar à la question.

— Mes yeux sont baissés, Altesse, que l’un des miens vous ait si gravement offensée que vous ayez pris sa tête.

— Offensée, répéta Tuon, semblant peser ses mots. Oui, on peut dire qu’il m’a offensée. Il a tenté de me tuer.

Toute l’assistance retenait sa respiration. Avant que Suroth puisse ouvrir la bouche, le Général de Bannière des gardes de la Mort lui planta le pied sur le postérieur, saisit sa crête à pleine main et lui souleva le torse. Elle ne se débattit pas. Cela n’aurait fait qu’ajouter à l’indignité.

— Mes yeux sont profondément baissés que l’un des miens puisse être un traître, Altesse, dit-elle d’une voix rauque.

Elle aurait voulu parler d’une voix plus naturelle, mais ce maudit garde la courbait tellement en arrière que c’était un miracle qu’elle pût seulement émettre un son.

— Si je m’en étais doutée, je l’aurais moi-même fait mettre à la question. Mais il a essayé de m’impliquer, Altesse, il a menti pour protéger son véritable maître. J’ai certaines idées là-dessus que je souhaite partager avec Votre Altesse en privé, si vous m’y autorisez.

Avec un peu de chance, elle pouvait tout mettre sur le dos de Galgan. Il avait usurpé son autorité, ce qui rendrait les explications crédibles.

Tuon regarda par-delà la tête de Suroth. Elle rencontra le regard de Galgan, d’Abaldar et de Yamada, et de tous ceux du Sang, mais pas celui de Suroth.

— Il est bien connu que Zaired Elbar était totalement à la solde de Suroth. Il ne faisait rien qu’elle n’ait pas ordonné. C’est pourquoi Suroth Sabelle Meldarath n’existe plus. Cette da’covale servira les Gardes de la Mort selon leur bon plaisir, jusqu’à ce que ses cheveux aient assez repoussé pour qu’elle soit vendue aux enchères comme esclave.

Suroth ne pensa pas au couteau qu’elle avait prévu pour s’ouvrir les veines. Elle ne pouvait plus réfléchir du tout. Elle se mit à hurler, poussant des hurlements inarticulés, avant même qu’ils ne commencent à découper ses vêtements.