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Le soleil andoran semblait chaud après Tar Valon. Pevara ôta sa cape et l’attacha derrière sa selle tandis que le portail se refermait, cachant la vue du bosquet des Ogiers à Tar Valon. Aucune n’avait voulu assister à leur départ. Elles reviendraient par le bosquet, pour la même raison, à moins que les choses ne tournent mal. Auquel cas, ce serait peut-être jamais. Elle avait pensé que cette tâche appartenait à quelqu’un associant les plus grandes compétences diplomatiques au courage d’un lion. Bon, elle n’était pas lâche. Elle pouvait se rendre cette justice.

— Où avez-vous appris le tissage pour lier un Lige ? demanda brusquement Javindhra, rangeant aussi sa cape.

— Avez-vous oublié ce que j’ai suggéré un jour ? À savoir que les Sœurs Rouges pourraient avoir des Liges ?

Pevara ôta ses gants rouges d’équitation, sans manifester d’intérêt pour la question. Elle s’y attendait déjà.

— Pourquoi devriez-vous vous étonner que je connaisse ce tissage ?

À la vérité, elle avait été obligée de demander à Yukiri de le lui enseigner, et avait eu du mal à lui cacher ses raisons de le faire. Mais elle ne pensait pas avoir éveillé les soupçons de Yukiri. Une Rouge liant un Lige, c’était aussi vraisemblable qu’une femme avec des ailes. Sauf, bien sûr, que c’était la raison pour laquelle elle venait en Andor. Pour laquelle elles venaient toutes en Andor.

Javindhra était là uniquement sur l’ordre de Tsutama. La sœur anguleuse ne se donna pas la peine de dissimuler son déplaisir, pas à Pevara, bien qu’elle l’ait profondément enterré en présence de Tsutama. Tarna était là, naturellement, cheveux clairs et froide comme de la glace, son étole de Gardienne restée à Tar Valon, mais avec ses jupes divisées grises brodées de rouge jusqu’aux genoux. Pour la Gardienne d’Elaida, avoir un Lige serait difficile, même si les hommes devaient être logés dans la cité, à l’écart de la Tour. Pourtant, ç’avait été son idée au départ, et elle était, sinon impatiente, du moins déterminée, à prendre part à cette première expérience. De plus, il était primordial d’étoffer leur groupe, parce qu’elles n’avaient trouvé que trois autres sœurs pour accepter l’idée. Depuis très longtemps, la tâche principale des Rouges était de découvrir les hommes capables de canaliser et de les amener à la Tour pour y être désactivés. Cela tendait à rendre les Rouges hostiles à tous les hommes. Jezrail était une Tairene au visage carré qui conservait la miniature du garçon qu’elle avait failli épouser avant de venir à la Tour. Ses petits-enfants devaient être des grands-parents maintenant, mais elle en parlait toujours avec affection. Desala, belle Cairhienine aux grands yeux noirs et au mauvais caractère, pouvait danser toute la nuit jusqu’à épuisement avec n’importe quel homme, si elle en avait l’occasion. Et Melare, potelée, spirituelle et bavarde, envoyait de l’argent en Andor pour payer les études de son petit-neveu, comme elle l’avait fait pour ses neveux et ses nièces.

Fatiguée de chercher de minuscules indices, lasse de sonder pour voir si elles pensaient ce qu’elles devaient, Pevara avait convaincu Tsutama que six seraient assez pour commencer. Et qu’un groupe plus important pourrait provoquer des réactions regrettables. Après tout, l’Ajah Rouge tout entière, ou même seulement la moitié, apparaissant brusquement à cette prétendue Tour Noire, pouvait bien faire croire aux hommes qu’ils étaient attaqués. Impossible de savoir à quel point ils avaient encore leur raison. C’était une chose sur laquelle elles s’étaient mises d’accord, derrière le dos de Tsutama. Elles ne lieraient aucun homme manifestant le moindre signe de folie. Si toutefois elles étaient autorisées à en lier certains.

Les yeux-et-oreilles des Ajahs à Caemlyn avaient envoyé des rapports détaillés sur la Tour Noire, et certains y avaient même trouvé un emploi, de sorte qu’elles n’eurent aucune difficulté à localiser la route de terre très fréquentée menant de Caemlyn à la monumentale porte noire couronnée de créneaux dominant une pique centrale inversée en pierre, et flanquée de deux grosses tours noires à créneaux d’au moins quinze pieds de haut. Il n’y avait pas de battants pour fermer l’ouverture, et le mur noir qui s’étendait à perte de vue vers l’est et l’ouest, marqué à intervalles réguliers par les fondations de bastions et de tours, n’atteignait nulle part plus de cinq pieds de haut. Des herbes poussaient à son sommet inégal, ondulant sous la brise. Ces murs inachevés, dont il semblait bien qu’ils ne seraient jamais terminés, rendaient cette porte ridicule.

Mais les trois hommes qui s’avancèrent dans l’ouverture n’avaient rien de ridicule. Ils portaient de longues tuniques noires et avaient l’épée au côté. L’un d’eux, jeune homme mince à la moustache en croc, avait une broche d’argent en forme d’épée épinglée à son col. C’était un Consacré. Pevara résista à la tentation de penser à lui comme à l’équivalent d’une Acceptée, et aux deux autres comme à des Novices. Les Novices et les Acceptées ne couraient aucun danger et étaient guidées jusqu’à ce qu’elles en sachent suffisamment sur le Pouvoir pour devenir Aes Sedai. D’après tous les rapports, les Soldats et les Consacrés étaient considérés comme prêts à se battre dès qu’ils avaient appris à canaliser. Et ils y étaient forcés dès le premier jour, poussés à saisir autant de saidin qu’ils pouvaient, et obligés de s’en servir presque continuellement. Des hommes mouraient de ce traitement, qu’ils appelaient « pertes à l’entraînement », comme s’ils pouvaient dissimuler la mort derrière des mots. L’idée de perdre ainsi des Novices et des Acceptées lui nouait l’estomac, mais il semblait que les hommes n’en soient pas perturbés.

— Bonne journée à vous, Aes Sedai, dit le Consacré, s’inclinant légèrement quand elles s’arrêtèrent devant lui.

Il parlait avec l’accent du Murandy.

— Que peuvent désirer six sœurs venues à la Tour Noire par cette belle matinée ?

— Voir le M’Hael, répondit Pevara, parvenant à ne pas s’étrangler en prononçant le mot.

Il signifiait « chef » dans l’Ancienne Langue, mais s’en servir comme d’un titre lui donnait un sens beaucoup plus fort, comme s’il dirigeait tout et tout le monde.

— Tiens donc, pour voir le M’Hael ? Et de quelle Ajah, s’il vous plaît ?

— La Rouge, indiqua Pevara, le regardant ciller.

Très satisfaisant, mais guère utile.

— La Rouge, répéta-t-il d’un ton neutre.

Sa stupéfaction n’avait guère duré.

— Très bien. Enkazin, al’Seen, tenez compagnie à ces sœurs pendant que j’irai voir ce que le M’Hael en dira.

Il leur tourna le dos. La fente verticale d’un portail apparut devant lui, s’agrandissant en une ouverture pas plus large qu’une porte. Était-ce la largeur maximale qu’il pouvait créer ? Il y avait eu des discussions portant sur l’opportunité de lier des hommes les plus puissants possibles ou des hommes faibles dans le Pouvoir. Les faibles pouvaient être contrôlés plus facilement, tandis que les puissants pourraient être – seraient certainement – plus utiles. Elles n’étaient arrivées à aucun consensus ; chaque sœur devrait décider par elle-même. Il sauta dans l’ouverture qui se referma avant qu’elle n’ait vu autre chose qu’une plate-forme de pierre blanche avec des arches d’un côté et un cube de pierre noire, polie comme un miroir, posée dessus.

Les deux autres restèrent au milieu de l’arche double, comme pour empêcher les sœurs d’entrer. L’un était un Saldaean maigrichon au grand nez, presque d’âge mûr, qui avait quelque chose d’un clerc, un peu voûté comme quelqu’un penché de longues heures sur ses écritures. L’autre était un jeune homme, à peine plus qu’un gamin, qui se passait les doigts dans les cheveux pour dégager son visage, mais que le vent lui rabattait aussitôt dans les yeux. Ils n’avaient pas l’air mal à l’aise d’être seuls en compagnie de six sœurs. S’ils étaient seuls… Y en avait-il d’autres dans ces tours ? Pevara réprima l’envie de lever les yeux.