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Elle faillit hurler en réalisant qu’elle était du côté de la crête opposée au camp. Elle tenta de rattraper le soleil couchant, puis échoua.

Elle avait eu raison, malheureusement. Therava n’accepta pas ses excuses, ni ses ecchymoses qui la contrarièrent. Elle-même n’abîmait jamais le visage de Galina. Son courroux fut à la hauteur de ses pires cauchemars. Et dura bien plus longtemps. Parfois, quand elle hurlait à pleins poumons, elle en oubliait la Baguette. Mais elle s’y raccrochait. Il fallait qu’elle obtienne la Baguette, tue Faile et ses amies, et elle serait libre.

Egwene reprit lentement connaissance. À peine consciente, elle eut pourtant la présence d’esprit de garder les yeux clos. Sa tête reposait sur l’épaule d’une femme, sans qu’elle puisse la soulever. Elle sentit qu’il s’agissait d’une épaule d’Aes Sedai. L’esprit embrumé, ses pensées étaient lentes et confuses. Ses membres lui semblaient engourdis. Elle constata que sa robe d’équitation et sa cape de laine étaient sèches, malgré le bain dans la rivière. Grâce au Pouvoir, les sœurs auraient pu les avoir séchées. Mais il y avait peu de chances qu’elles l’aient fait par souci de son propre confort. Elle était assise, coincée entre deux sœurs, dont l’une embaumait un parfum floral, chacune la soutenant de la main pour qu’elle reste plus ou moins droite. Elles étaient dans une calèche, d’où l’on entendait les sabots de l’attelage qui claquaient sur les pavés. Elle entrouvrit prudemment ses paupières. Les rideaux des fenêtres étaient ouverts, laissant entrer une puanteur d’ordures pourrissantes. Des ordures pourrissantes ! Comment la cité de Tar Valon avait-elle pu en arriver là ? Une telle négligence était une raison suffisante pour déposer Elaida. Le clair de lune entrant par les fenêtres lui permit de discerner vaguement les silhouettes de trois Aes Sedai assises en face d’elle à l’arrière de la calèche. Même si elle n’avait pas su qu’elles pouvaient canaliser, leurs châles frangés auraient été un indice. À Tar Valon, porter un châle frangé sans être une Aes Sedai pouvait avoir des conséquences désagréables. Curieusement, la sœur qui se tenait sur la gauche s’était réfugiée contre la paroi de la calèche, à l’écart des deux autres, alors que celles-ci s’étaient pour ainsi dire blotties l’une contre l’autre, comme pour éviter tout contact avec elle. Très bizarre.

Brusquement, elle réalisa qu’elle n’était pas entourée d’un écran. Cela n’avait pas de sens. Elles pouvaient sentir sa force, comme elle sentait la leur, et bien qu’aucune ne fût faible dans le Pouvoir, elle pensait pouvoir les terrasser toutes les cinq si elle était assez rapide. La Vraie Source était un grand soleil juste à la limite de sa vision, qui l’appelait. Première question : oserait-elle tenter sa chance maintenant ? Dans l’état où elle était, comme sa pensée pataugeait dans une boue épaisse, il n’était pas certain qu’elle pût embrasser la saidar. En outre, qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, elles sauraient qu’elle l’avait tentée. Il valait mieux attendre qu’elle reprenne ses esprits. Deuxième question : jusqu’à quand oserait-elle attendre ? Elle ne resterait pas perpétuellement sans écran. Elle tenta de remuer les orteils dans ses souliers de cuir, et fut rassurée qu’ils obéissent docilement. La vie semblait revenir lentement dans ses membres. Elle se sentit capable de soulever sa tête, même difficilement. Quoi qu’on lui ait donné à boire, l’effet se dissipait. Encore combien de temps ?

La suite des événements échappa à son contrôle, grâce à la sœur brune assise entre les deux autres à l’arrière, qui se pencha et la gifla si fort qu’elle s’effondra sur les genoux de la femme contre qui elle s’appuyait. Sa main se porta d’elle-même à sa joue cuisante. Elle ne pouvait plus simuler l’inconscience.

— Ce n’était pas nécessaire, Katerine, dit une femme à la voix rauque au-dessus d’elle, tout en la redressant.

Elle constata qu’elle pouvait tout juste relever la tête. Katerine. Ce devait être Katerine Alruddin, une Rouge. Il lui semblait important d’identifier ses ravisseuses, pour une raison qui lui échappait, bien qu’elle ne sût rien de Katerine à part son nom et son Ajah. La sœur sur qui elle était tombée avait les cheveux blonds, mais son visage lunaire était celui d’une étrangère.

— Je pense que vous lui avez donné trop de votre racine fourchue, poursuivit-elle.

Un frisson la parcourut. C’était donc ça qu’on lui avait fait boire ! Elle fouilla dans ses souvenirs pour retrouver tout ce que Nynaeve lui avait dit au sujet de cette infâme infusion, mais elle avait encore l’esprit embrumé. Elle se rappela que les effets mettaient un certain temps à se dissiper, elle en était sûre.

— Je lui ai administré la bonne dose, Felaana, répliqua sèchement la sœur qui l’avait giflée. Et comme vous pouvez le voir, j’ai exactement obtenu l’effet désiré. Je veux qu’elle soit en état de marcher quand nous arriverons à la Tour, car je n’ai pas l’intention de la porter une fois de plus, termina-t-elle, foudroyant la sœur assise à la gauche d’Egwene, qui secoua la tête avec dédain.

C’était Pritalle Nerbaijan, une Jaune qui s’était arrangée pour ne pas s’occuper des novices ou des Acceptées, et ne faisait pas mystère de son aversion pour cette tâche quand on la lui imposait.

— La faire porter par Harril aurait été très inconvenant, dit-elle, glaciale. Personnellement, si elle marche, je m’en féliciterai, mais sinon, tant pis. En tout cas, il me tarde de la confier aux autres. Si vous, vous n’avez pas envie de la transporter une fois de plus, Katerine, moi, je n’ai pas envie de monter la garde la moitié de la nuit dans les cellules.

Katerine secoua la tête avec dédain.

Les cellules… Bien sûr, elle était en route pour l’une de ces minuscules pièces sombres du premier sous-sol de la Tour. Elaida l’accuserait de prétendre être le Siège d’Amyrlin. Un crime passible de la peine capitale. Curieusement, cette pensée ne l’effraya pas. Peut-être l’effet persistant de la racine fourchue. Est-ce que Romanda ou Lelaine céderait, acceptant que l’autre soit élevée au Siège d’Amyrlin quand elle serait morte ? Ou continueraient-elles à s’opposer jusqu’à ce que la rébellion chancelle et échoue, et que les sœurs retournent peu à peu à Elaida ? Triste pensée que celle-là. Triste à pleurer. Mais si elle ressentait du chagrin, c’est que la racine fourchue n’étouffait pas ses émotions. Alors, pourquoi n’avait-elle pas peur ? Elle tâta à la recherche de son anneau du Grand Serpent et s’aperçut qu’il avait disparu. Une flambée de colère l’envahit. Elles pouvaient la tuer, mais non pas nier qu’elle était une Aes Sedai.

— Qui m’a trahie ? demanda-t-elle, satisfaite de parler d’une voix calme et égale. Vous pouvez me le dire sans crainte, vu que je suis votre prisonnière.

Elles la fixèrent, comme surprises qu’elle parlât.

Katerine se pencha d’un air détaché, levant la main. Les yeux de la Rouge se durcirent quand Felaana s’interposa, lui saisissant la main avant qu’elle n’atterrisse sur Egwene.

— Elle sera exécutée sans aucun doute, dit la femme à la voix rauque, mais c’est une initiée de la Tour et aucune d’entre nous n’a le droit de la frapper.

— Lâchez ma main, Brune, grogna Katerine. Étonnamment, l’aura de la saidar l’entoura.

En un instant, toutes les femmes de la calèche, sauf Egwene, furent entourées. Elles s’observèrent comme des chats sauvages sur le point de cracher et de sortir les griffes, excepté Katerine et la sœur de haute taille blottie contre le flanc de la calèche. En fait, ces deux-là foudroyaient les autres du regard. Par la Lumière, qu’est-ce qui se passait ? Leur hostilité réciproque était si tangible qu’elle aurait pu la couper comme du pain.