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— Je suis une Rêveuse, et quand une Rêveuse sait, elle sait vraiment. Il ne s’agit pas de l’Ombre, mais des Seanchans. Quant à mes capacités… poursuivit-elle en haussant les épaules, demandez à Leane Sharif, qui est emprisonnée en bas.

Elle ne voyait aucun moyen de mêler les Sagettes à ça, sans faire trop de révélations.

— Cette femme est une Irrégulière, pas une… commença Katerine avec colère, mais elle se tut quand Silviana leva une main péremptoire.

La Maîtresse des Novices étudia Egwene avec attention, le visage toujours indéchiffrable, arborant le masque de la sérénité.

— Vous croyez vraiment que vous êtes ce que vous dites, dit-elle enfin. J’espère que votre Don de Rêver est moins dangereux que le Don de Prophétie de la jeune Nicola. Si toutefois il s’avère que vous pouvez Rêver. Enfin, je transmettrai votre avertissement. Je ne vois pas comment les Seanchans pourraient nous frapper ici, à la Tour, mais la vigilance ne fait jamais de mal. Et je questionnerai cette femme incarcérée en bas. Si elle ne confirme pas vos dires, votre visite chez moi demain matin sera encore plus mémorable.

Elle agita la main à l’adresse de Katerine.

— Emmenez-la, avant qu’elle ne me sorte une autre perle qui m’empêcherait de dormir toute la nuit.

Cette fois, Katerine marmonna autant que Barasine. Mais elles attendirent toutes les deux d’être hors de portée des oreilles de Silviana. Cette femme serait une adversaire redoutable. Egwene espéra qu’embrasser la souffrance marchait aussi bien que le prétendaient les Sagettes. Sinon… Elle préférait ne pas penser à cette éventualité.

Une servante mince et grisonnante leur indiqua le chemin de la chambre qu’elle venait de préparer, sur la troisième galerie du quartier des novices, et s’éloigna promptement après une rapide révérence aux deux Rouges. Elle ignora quasiment Egwene. Que représentait pour elle une nouvelle novice ? Egwene serra les dents. Il faudrait qu’elle s’impose autrement que comme une nouvelle novice.

— Regardez sa tête, dit Barasine. Je crois qu’elle commence à comprendre.

— Je sais qui je suis, répondit Egwene calmement.

Barasine la poussa dans l’escalier qui s’élevait dans la colonne creuse traversant les galeries, éclairée par la lune déclinante. Pas un bruit, à part le soupir de la brise. Tout était si paisible. Aucune lumière ne filtrait autour des portes. Les novices devaient dormir maintenant, excepté celles dont les corvées se terminaient tard.

La minuscule chambre sans fenêtre ressemblait à celle qu’elle avait occupée lors de son arrivée à la Tour, avec son étroite couchette encastrée dans le mur et un petit feu brûlant dans l’âtre en brique. La lampe était allumée sur la petite table, et l’huile avait dû rancir parce qu’elle diffusait une odeur désagréable. Une table de toilette complétait l’ameublement, avec un tabouret sur lequel Katerine se laissa choir aussitôt, ajustant ses jupes comme si elle siégeait sur un trône. Réalisant qu’il n’y avait rien d’autre pour s’asseoir, Barasine resta debout, bras croisés, fronçant les sourcils sur Egwene.

La chambre était passablement encombrée avec les trois femmes, mais Egwene feignit d’ignorer les deux autres en se préparant pour la nuit, suspendant sa cape, sa ceinture et sa robe aux patères fixées dans les murs blanchis à la chaux. Elle défit seule ses boutons. Le temps qu’elle pose ses bas soigneusement roulés sur ses souliers, Barasine s’était assise par terre en tailleur et lisait un petit livre relié en cuir qu’elle devait transporter dans son escarcelle. Katerine ne quittait pas Egwene des yeux, comme craignant qu’elle ne s’enfuie par la porte.

Se glissant sous la légère couverture de laine, et posant la tête sur le petit oreiller, elle fit les exercices habituels qui lui permettraient de dormir, détendant tout à tour chaque partie de son corps. Elle avait à peine commencé qu’elle dormait déjà…

…et flottait dans l’obscurité séparant le monde réel et le Tel’aran’rhiod, le vide infime entre le rêve et la réalité, empli d’une myriade de clignotements lumineux figurant les rêves de tous les dormeurs du monde. En suspension tout autour d’elle, les lumières s’éteignaient quand un rêve se terminait, ou s’allumaient quand un autre commençait. Elle en reconnut certains, dont elle put identifier le rêveur, mais elle ne trouva pas celui qu’elle cherchait.

En fait, c’était à Siuan qu’elle avait besoin de parler. Celle-ci, à cette heure, devait savoir que le désastre avait frappé. Elle se prépara à attendre. Ici, comme la notion de temps n’existait pas, elle ne s’impatienterait pas. Mais il fallait qu’elle prépare ce qu’elle allait dire. Tant de choses avaient changé depuis son réveil. Et puis, elle avait été certaine de mourir bientôt, certaine que les sœurs de la Tour formaient une armée unie derrière Elaida. Maintenant… Egwene emprisonnée, Elaida se croyait en sécurité. Qu’importe qu’elle redevienne novice ! Même si Elaida en était convaincue, Egwene n’y croyait pas. De plus, elle ne se considérait pas comme une prisonnière. Si elle l’avait pu dans le Tel’aran’rhiod, elle aurait souri.

1

Quand retentissent les derniers sons

La Roue du Temps tourne, les Ères vont et viennent, laissant des souvenirs qui deviennent des légendes. Les légendes se fondent dans les mythes, et les mythes sont oubliés depuis longtemps quand revient l’Ère qui leur a donné naissance. Au cours d’une Ère, appelée la Troisième, Ère à venir et Ère passée depuis longtemps, un vent s’éleva au-dessus de la montagne déchiquetée nommée le Mont du Dragon. Il n’y a ni commencement ni fin dans la révolution de la Roue du Temps. Or c’était un commencement.

Né à la pâle clarté d’une lune déclinante, à une altitude où l’homme ne peut respirer, parmi les courants tumultueux réchauffés par les feux intérieurs du pic déchiqueté, le vent prenait peu à peu de la force en dévalant les pentes abruptes. Charriant depuis les hauteurs des cendres et l’odeur du soufre brûlé, il rugissait à travers les collines enneigées surplombant la plaine qui entourait les hauteurs du Mont du Dragon, et transportait les arbres arrachés dans la nuit. À l’est des collines, le vent hurlait sur le vaste campement dressé dans une prairie, gros village de tentes et d’allées de planches couvrant les ornières gelées des rues. Bientôt, les dernières neiges disparaîtraient, remplacées par les pluies et les boues du printemps. Si le camp restait jusque-là. Malgré l’heure tardive, beaucoup d’Aes Sedai n’étaient pas couchées, rassemblées en petits groupes, entourées de gardes, discutant des nouvelles qui avaient transpiré. Les échanges étaient animés, à la limite de la dispute. Qu’allait-on faire à présent ? Telle était la question. À cette heure, toutes avaient appris la nouvelle arrivée par la rivière, même si les détails restaient vagues. L’Amyrlin en personne était partie en secret pour sceller le Port-du-Nord, et l’on avait retrouvé sa barque retournée dans les roseaux. Sa survie dans les courants rapides et glacés de l’Erinin était peu probable, et le serait de moins en moins au cours des heures, la certitude de sa mort se renforçant. L’Amyrlin était morte. Toutes les sœurs savaient que leur avenir et peut-être leur vie ne tenaient qu’à un fil, sans parler de la Tour Blanche. Que faire maintenant ? Les voix se turent et les têtes se relevèrent quand retentit la violente détonation qui fit onduler les toiles de tentes comme des drapeaux, projetant sur elles des mottes de neige. La puanteur soudaine du soufre en feu empesta l’air, annonçant d’où venait ce vent. Plus d’une Aes Sedai pria en silence. Le vent passa en quelques instants, et les sœurs revinrent à leurs discussions au sujet de leur avenir en corrélation avec l’odeur nauséabonde.