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Le vent continuait sa route vers Tar Valon, forcissant de plus en plus, hurlant sur les camps militaires où des soldats et des civils qui dormaient à la belle étoile se voyaient dépouillés de leurs couvertures. Ceux qui dormaient dans les tentes se réveillaient au bruit des toiles claquant au vent et parfois s’envolant avec leurs piquets arrachés. Des chariots chargés oscillaient et se renversaient, et les bannières se raidissaient avant d’être emportées, leurs hampes devenues lances perçant tout sur leur passage. Pliés en deux pour résister à la tempête, les hommes s’efforçaient d’atteindre les lignes de piquets pour calmer les chevaux qui se cabraient et hennissaient de peur. Personne n’était au courant de ce que savaient les Aes Sedai, mais l’odeur sulfureuse emplissant l’air nocturne semblait un mauvais présage, et les guerriers endurcis priaient avec autant de ferveur que les adolescents imberbes. Les civils y ajoutaient leurs prières à voix haute, armuriers, maréchaux-ferrants, archers, épouses, blanchisseuses et couturières, tous blottis les uns contre les autres dans la peur soudaine que quelque chose de plus sombre que l’obscurité hantât la nuit.

Les claquements violents de la toile au-dessus de sa tête, le brouhaha des voix et les hennissements des chevaux aidèrent Siuan Sanche à se réveiller péniblement pour la deuxième fois. La puanteur du soufre lui irrita les yeux, ce dont elle se félicita. Egwene était peut-être capable de s’endormir et de se réveiller facilement, mais ce n’était pas son cas. Le sommeil avait tardé à venir. Une fois la nouvelle parvenue de la rivière, elle avait craint de ne plus jamais pouvoir dormir à moins d’être terrassée par l’épuisement. Elle avait prié pour Leane. Tous leurs espoirs qui reposaient sur les épaules d’Egwene semblaient anéantis. Elle s’était épuisée nerveusement, inquiète et agitée. Maintenant, l’espoir renaissait, et elle n’osait pas laisser ses paupières lourdes comme du plomb se refermer, de crainte de sombrer de nouveau dans le néant et de ne se réveiller qu’à midi. Le vent féroce tomba, mais les cris et les hennissements continuèrent.

Péniblement, elle rejeta ses couvertures et se leva en chancelant. Sa literie, étalée sur le tapis de sol dans un coin de la tente carrée, n’était guère confortable. Pourtant elle avait tenu à dormir ici, bien qu’elle soit venue à cheval. Mais elle était alors proche de l’évanouissement, l’esprit troublé par le chagrin. Elle toucha l’anneau torsadé du ter’angreal suspendu à son cou par un cordon de cuir. À son premier réveil, aussi difficile que celui-ci, son premier geste avait été d’aller le chercher dans son escarcelle. Elle avait vaincu le chagrin, il était temps qu’elle passe à l’action. Un bâillement soudain fit grincer ses mâchoires comme des tolets rouillés. On aurait pourtant cru que le message d’Egwene, preuve tangible qu’elle était bien vivante aurait suffi à bannir sa lassitude.

Canalisant un globe de lumière le temps de localiser la lanterne accrochée au mât central de la tente, elle l’alluma d’un fil de Feu. La flamme unique répandit une pâle clarté tremblotante. Il y avait bien d’autres lampes qu’elle aurait pu allumer, mais Gareth rabâchait sans arrêt que leur stock d’huile était limité. Bien que Gareth ne soit pas aussi regardant sur le charbon de bois – il était plus facile de s’en procurer –, elle n’alluma pas le brasero étant à peine consciente du froid. Elle fronça les sourcils en regardant le lit intact du général, de l’autre côté de la tente. Il était sans doute au courant de la découverte de la barque et de l’identité de sa passagère. Les sœurs avaient beau lui cacher leurs secrets, elles y parvenaient moins souvent qu’elles ne le croyaient. Plus d’une fois, il l’avait étonnée. Était-il en train d’organiser ses troupes pour accomplir ce que déciderait l’Assemblée ? Ou bien déjà parti, abandonnant une cause qu’il aurait pu croire perdue ?

— Non, marmonna-t-elle, se sentant coupable d’avoir douté de cet homme, ne fût-ce qu’en pensée.

Il serait encore là au lever du soleil, et les jours suivants jusqu’à ce que l’Assemblée lui ordonne de partir. Peut-être même après. Elle ne croyait pas qu’il abandonnerait Egwene quoi que lui ordonnât l’Assemblée. Il était trop têtu, trop orgueilleux. Non, ce n’était pas ça ; la parole de Gareth, c’était son honneur. Quand il la donnait, il ne la reprenait jamais, à moins qu’on l’en délie, quel que fût le prix à payer. Et peut-être qu’il avait d’autres raisons de rester. Elle refusa d’y penser.

Elle écarta Gareth de son esprit. Pourquoi était-elle venue dormir dans sa tente ? Il aurait été tellement plus facile de se coucher dans la sienne, au camp des sœurs, ou même de tenir compagnie à Chesa en pleurs, quoiqu’à la réflexion, cela aurait peut-être été au-dessus de ses forces. Elle ne supportait pas les larmes incessantes de sa servante. Elle se passa rapidement un peigne dans les cheveux, enfila une chemise propre et s’habilla dans la pénombre. Sa modeste robe d’équitation en drap bleu était fripée et l’ourlet maculé de boue – elle était allée à la rivière voir la barque –, mais elle ne prit pas le temps d’enlever les taches et de la repasser à l’aide du Pouvoir. Elle devait faire vite.

La tente était loin d’avoir la taille de celle d’un général. En se dépêchant, elle se cogna la hanche contre le bureau, trébucha sur le seul tabouret et s’écorcha les mollets sur les coffres cerclés de cuivre éparpillés un peu partout. Elle jura. Ces coffres à double usage servaient de sièges et de rangement. En vérité, ils avaient été disposés dans un ordre bien particulier. Gareth pouvait circuler dans ce dédale les yeux fermés, alors que toute autre personne pouvait se casser une jambe en essayant de parvenir jusqu’à son lit. C’était sans doute une protection contre des assassins éventuels, supposait-elle, quoiqu’il n’en eût jamais parlé.

Attrapant sa cape noire posée sur l’un des coffres et la pliant sur son bras, elle s’arrêta au moment d’éteindre la lanterne d’un flot d’Air. Un instant, elle considéra la seconde paire de bottes de Gareth, posée au pied du lit. Canalisant un petit globe de lumière, elle s’en approcha. Comme elle le pensait, elles avaient été récemment cirées. Ce satané Gareth tenait à ce qu’elle rembourse sa dette en travail, pour autant, il cirait ses foutues bottes dans son dos ! Ce satané Gareth Bryne la traitait comme une servante, sans jamais essayer de lui voler un baiser !

Elle se redressa d’une secousse, la bouche tendue comme une corde d’amarrage. Quoi que prétendît Egwene, elle n’était pas amoureuse de ce foutu Gareth Bryne. Absolument pas ! Elle avait trop de travail pour perdre son temps à ces sottises. « C’est sans doute pour ça que tu as cessé de porter des dentelles, murmura une petite voix dans sa tête. Tout ça rangé dans ces coffres parce que tu as peur. » Peur ? Qu’elle soit réduite en cendres si elle avait peur de cet homme !

Canalisant avec précaution un mélange de Terre, de Feu et d’Air, elle posa le tissage sur les bottes. Le cirage et une bonne partie de la teinture se détachèrent et s’agglutinèrent en une petite sphère brillante qui flotta dans l’air, laissant le cuir décoloré. Un instant, elle eut envie de déposer la sphère sur son lit. Ce serait pour lui une bonne surprise quand il viendrait se coucher.

En soupirant, elle poussa les rabats de la tente et emmena la sphère dehors où elle la laissa s’écraser sur le sol. Il savait la mettre au pas de façon expéditive et irrespectueuse quand elle se laissait emporter par son caractère, ainsi qu’elle l’avait découvert la première fois qu’elle lui avait tapé sur la tête avec les bottes qu’elle était en train de cirer. Un jour, il l’avait tellement mise en fureur qu’elle avait salé en grande quantité son thé. Mais il avait tellement soif qu’il avait vidé la tasse d’un trait. Il ne faisait pas attention quand elle criait, parfois lui parlait sur le même ton – ou se contentait de sourire, l’exaspérant davantage. Mais il avait ses limites. Bien sûr, elle aurait pu l’arrêter d’un simple tissage d’Air, mais elle avait son honneur comme lui avait le sien. Qu’il soit réduit en cendres ! De toute façon, elle devait rester près de lui, comme Min l’affirmait. Et cette fille semblait infaillible. C’était la seule raison qui l’empêchait de fourrer une poignée d’or dans la bouche de Gareth Bryne en lui disant qu’il était remboursé et qu’il pouvait aller au diable. En plus de son honneur, naturellement.