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En bâillant, elle s’éloigna de la petite sphère noire brillant au clair de lune. L’odeur de soufre s’était légèrement atténuée. Elle ne lui irritait plus les yeux.

Le vaste camp enveloppé par la nuit n’avait jamais été très ordonné. Les rues creusées d’ornières étaient à peu près rectilignes et suffisamment larges pour que les soldats y circulent. Pour le reste, l’ensemble avait l’aspect d’un ramassis désordonné de tentes, d’abris rudimentaires et de fosses pour les feux de camp. Là, on aurait cru qu’il venait de subir une attaque. Des tentes effondrées s’étaient éparpillées et enchevêtrées les unes sur les autres. Des chariots et des charrettes étaient renversés. Des voix appelaient à l’aide pour secourir les nombreux blessés. Des hommes, soutenus par des camarades, passaient en boitant devant la tente de Gareth, tandis que de petits groupes se hâtaient, portant des couvertures faisant office de civières. Plus loin, elle vit au sol quatre corps recouverts de couvertures. À leur chevet, des femmes à genoux se balançant d’avant en arrière, hurlaient des lamentations funèbres.

Il n’y avait plus rien à faire pour les morts, mais elle pouvait proposer aux blessés son faible Don de Guérison, qu’elle avait recouvré depuis que Nynaeve l’avait Guérie. En outre, elle doutait qu’il y eût une autre sœur dans le camp. Il était urgent qu’elle transmette la nouvelle à qui de droit le plus vite possible. Alors, elle ferma les oreilles aux gémissements comme aux lamentations funèbres, ignora les blessés, et se hâta vers les lignes de piquets à la limite du camp, où l’odeur douceâtre du crottin commençait à dominer celle du soufre. Un homme décharné et mal rasé, au visage sombre et hagard, tenta de la dépasser, mais elle le rattrapa par la manche.

— Sellez-moi le cheval le plus doux que vous trouverez, lui intima-t-elle, et immédiatement.

Bela aurait été parfaite, mais elle ignorait où se trouvait la petite jument.

— Vous voulez monter ? dit-il, incrédule, dégageant sa manche. Si vous possédez un cheval, sellez-le vous-même. Moi, je dois m’occuper des blessés dans ce froid, et j’aurai de la chance si aucun ne meurt.

Siuan grinça des dents. L’imbécile la prenait pour une couturière ! Ou pire, pour une épouse ! Elle allongea si vite sa main droite sous son nez qu’il recula en jurant et loucha sur l’anneau du Grand Serpent.

— Le cheval le plus doux que vous trouverez, dit-elle, catégorique. Et vite !

L’anneau fit son effet. Il déglutit, puis se gratta la tête, embrassant du regard les lignes de piquets où tous les chevaux piaffaient ou tremblaient.

— Doux, marmonna-t-il. Je vais voir ce que je peux faire, Aes Sedai.

Se frappant le front, il remonta les rangées d’animaux.

Siuan se mit à marcher en long et en large, avec quelques jurons de son cru, trois pas dans un sens, trois pas dans l’autre. La neige gelée craquait sous ses pieds. D’après ce qu’elle voyait, il lui faudrait des heures pour lui trouver la monture qui lui conviendrait. Jetant sa cape sur ses épaules, elle la ferma de sa petite broche ronde, avec tant d’impatience qu’elle se piqua le pouce. Effrayée ? Il allait voir, ce foutu Gareth Bryne ! Trois pas dans un sens, trois pas dans l’autre. Peut-être devrait-elle faire tout le trajet à pied. Ce serait long et déplaisant, mais moins risqué. Elle ne montait jamais à cheval, y compris Bela, sans penser aux fractures qu’elle encourait. Mais le garçon revint avec une jument noire équipée d’une selle à haut troussequin.

— Elle est douce ? demanda Siuan, sceptique.

La jument était élégante et marchait avec grâce, telle une danseuse.

— Lis Nocturne est douce comme du lait, Aes Sedai. Elle appartient à ma femme, Nemaris, qui est du genre délicat. Elle n’aime pas les montures nerveuses.

— Si vous le dites, répondit-elle, reniflant d’un air dubitatif.

D’après son expérience, les chevaux n’étaient jamais doux. Enfin, elle devait s’y résoudre.

Prenant les rênes, elle se mit en selle gauchement, puis se contorsionna pour dégager sa cape sur laquelle elle s’était assise et qui manquait l’étrangler à chaque mouvement. Comme elle s’y attendait, la jument dansa, malgré la bride serrée. Elle essayait déjà de lui casser les os. Une barque lui semblait beaucoup plus maniable et docile, à moins qu’on ne connaisse rien des courants, des marées et des vents. Mais un cheval était doté d’un cerveau, si petit soit-il, et de sa propre volonté. Il fallait y penser quand on se juchait sur un tel animal.

— Encore une chose, Aes Sedai, dit l’homme tandis qu’elle essayait de trouver une position confortable.

Pourquoi les selles paraissaient-elles toujours dures comme du bois ?

— Si j’étais vous, j’irais au pas, ce soir. Ce vent, vous comprenez, et cette puanteur, l’ont rendue un poil…

— Pas le temps, dit Siuan, talonnant l’animal.

Lis Nocturne-douce-comme-du-lait se mit en route si vite que Siuan partit en arrière et faillit passer par-dessus le troussequin. Seule sa rapidité à se raccrocher au pommeau l’empêcha d’être désarçonnée. Elle crut que l’homme lui criait quelque chose, mais elle n’en fut pas sûre. Par la Lumière, quel genre de cheval Nemaris considérait-elle comme nerveux ? La jument sortit du camp ventre à terre, comme si elle voulait gagner une course et galopa sous la lune déclinante en direction du Mont du Dragon, pic noir se détachant sur le ciel étoilé.

Sa cape ballonnant derrière elle, Siuan ne fit rien pour la ralentir, la talonnant et lui frappant l’encolure avec ses rênes pour qu’elle accélère. Elle devait rejoindre les sœurs avant que l’une d’entre elles ne fasse quelque chose d’irréparable. De nombreuses hypothèses lui traversèrent l’esprit. La jument passa au galop devant des buissons, des hameaux minuscules, de vastes fermes entourées de murets. Bien à l’abri sous leurs toits d’ardoise couverts de neige, les habitants n’avaient pas été réveillés par le vent tempétueux ; toutes les maisons étaient sombres et silencieuses. Même les bêtes dormaient comme des souches.

Rebondissant follement sur le cuir dur de la selle, elle essaya de se coucher sur l’encolure, comme elle en avait déjà vu d’autre le faire. Presque aussitôt, elle perdit son étrier gauche et glissa sur le côté, se raccrochant de justesse et parvenant à remettre son pied en place. Il fallait qu’elle se tienne droite comme un piquet. D’une main, elle s’agrippa au pommeau comme si sa vie en dépendait, et de l’autre se crispa sur les rênes. Sa cape flottante l’étranglait et les cahotements lui faisaient claquer des dents quand elle ouvrait la bouche. Cependant, elle continuait, tout en talonnant sa monture. Par la Lumière, elle allait être moulue à mourir d’ici l’aube !

Enfin, les lignes de piquets et les rangées de chariots encerclant le camp des Aes Sedai apparurent dans la nuit au travers d’un cercle d’arbres. Avec un soupir de soulagement elle tira sur ses rênes aussi fort qu’elle put. Lis Nocturne s’arrêta si brusquement qu’elle serait passée par-dessus l’encolure si la jument ne s’était pas cabrée en même temps. Les yeux exorbités, elle se cramponna au cou de l’animal jusqu’à ce qu’il repose ses quatre sabots par terre.