— Egwene a convoqué l’Assemblée en session, dit Siuan, acide. Irez-vous ?
Un silence réprobateur lui répondit. Elle s’empourpra une nouvelle fois.
Certaines choses étaient gravées dans les os.
— Bien sûr que j’irai, répondit finalement Lelaine, catégorique. Toute l’Assemblée ira. Egwene al’Vere est le Siège d’Amyrlin, et nous avons suffisamment de ter’angreals. Peut-être expliquera-t-elle comment elle croit pouvoir résister si Elaida ordonne qu’on la brise. J’aimerais beaucoup l’entendre.
— Alors, pourquoi me demandez-vous ma fidélité ?
Au lieu de répondre, Lelaine reprit sa marche lente au clair de lune, ajustant soigneusement son châle. Burin la suivait, lion à demi invisible dans la nuit. Siuan pressa le pas pour rester à sa hauteur, menant Lis Nocturne par la bride, repoussant les tentatives de cette idiote de jument pour nicher son museau dans sa main.
— Egwene al’Vere est le Siège légitime d’Amyrlin, dit enfin Lelaine. Jusqu’à sa mort. Ou sa neutralisation. Dans l’un ou l’autre cas, Romanda revendiquerait de nouveau l’étole et le sceptre, et moi, je m’efforcerais de l’en empêcher.
Elle eut un reniflement dédaigneux.
— Cette femme serait aussi désastreuse qu’Elaida. Malheureusement, assez de sœurs la soutiennent pour m’empêcher d’y parvenir. Nous serions de retour à la case départ, sauf que si Egwene est morte ou neutralisée, vous et vos amies me serez aussi fidèles que vous l’avez été à Egwene. Et vous m’aiderez à devenir le Siège d’Amyrlin malgré Romanda.
Siuan eut l’impression que son estomac s’était transformé en glace. Aucune Bleue n’avait pu commettre la première trahison, mais désormais, au moins l’une d’elles avait une raison de la trahir.
2
La colée du Ténébreux
Comme à son habitude, Beonin s’éveilla au point du jour. Pourtant, aucune lueur ne pénétrait dans la tente dont les rabats étaient fermés. Au cours des ans, elle avait pris quelques bonnes habitudes. Bien que la fraîcheur de la nuit perdurât sous la tente, elle n’alluma pas le brasero. Elle n’avait pas l’intention de s’y attarder longtemps. Canalisant brièvement, elle alluma une lampe, puis chauffa l’eau du pichet en faïence blanche. Ensuite, elle se lava le visage devant la table de toilette branlante et son vieux miroir. Ici, presque tout le mobilier était branlant, de la minuscule table à son petit lit de camp, excepté une chaise à dossier bas qui devait provenir d’une pauvre cuisine de ferme. Mais elle s’en contentait. Les jugements qu’elle avait été appelée à rendre n’avaient pas lieu dans des palais. Le hameau le plus humble méritait la justice. Souvent, elle avait couché dans des granges et même dans des taudis.
Elle enfila posément sa plus belle robe d’équitation en soie grise très simple, quoique de belle facture, et des bottes souples, puis brossa ses cheveux blond foncé avec une brosse en ivoire ayant appartenu à sa mère.
Son reflet dans la glace était un peu déformé. Pour une raison inconnue, elle s’en irrita.
Quelqu’un gratta aux rabats puis un homme à l’accent murandien s’exclama joyeusement :
— Petit déjeuner, Aes Sedai, si vous en voulez.
Elle abaissa la brosse et s’ouvrit à la Source.
Comme elle n’avait pas sa propre servante, les repas étaient apportés chaque fois par une personne différente. Pourtant, elle se rappela le gros homme grisonnant et toujours souriant qui entra sur son ordre, portant un plateau couvert d’un linge blanc.
— Posez-le sur la table, je vous prie, Ehvin, dit-elle relâchant la saidar. Celui-ci la gratifia d’un large sourire et d’une profonde inclinaison.
Trop de sœurs oubliaient la courtoisie envers leurs inférieurs.
Regardant le plateau sans enthousiasme, elle reprit son brossage, rituel qu’elle trouvait apaisant. Mais ce matin-là, plutôt que de chercher du réconfort dans le geste, elle s’obligea à terminer sa série de cent coups de brosse avant de la reposer sur la table de toilette, près du peigne et du miroir à main assortis. Autrefois, elle aurait pu enseigner la patience à des montagnes, mais depuis Salidar, ça lui semblait de plus en plus difficile. Et presque impossible depuis le Murandy. Alors elle s’imposa le calme, comme elle s’était obligée à aller à la Tour Blanche contre la volonté expresse de sa mère, à y accepter la discipline en même temps que son enseignement. Adolescente, elle avait été une forte tête, désirant toujours plus. La Tour lui avait appris qu’on pouvait obtenir beaucoup quand on se contrôlait. Elle était fière de cette faculté.
Quoi qu’il en soit, avaler son petit déjeuner composé de pain et de compote de prunes se révéla aussi difficile que terminer le rituel du brossage. Les prunes réduites en bouillie et le pain piqueté de points noirs n’avaient rien d’appétissant. Elle s’efforça de se convaincre que ce qui craquait sous la dent, n’était que des grains de seigle ou d’orge. Ce n’était pas la première fois qu’elle mangeait du pain contenant des charançons, mais ça n’avait rien d’agréable. Le thé avait un arrière-goût bizarre, lui aussi.
Quand elle reposa enfin le linge sur le plateau sculpté, elle faillit soupirer. Jusqu’à quand resterait-il au camp quelque chose de mangeable ? La situation était-elle la même à Tar Valon ? Sans doute. Le Ténébreux touchait le monde, pensée aussi désolante qu’un champ plein de pierres déchiquetées. Mais la victoire viendrait. Elle refusait de considérer toute autre possibilité. Le jeune al’Thor avait la responsabilité de beaucoup de choses, mais il parviendrait à les assumer d’une façon ou d’une autre. Les actes du Dragon Réincarné n’étaient pas de son ressort ; elle pouvait seulement observer les événements de loin.
Ces rêvasseries amères ne servaient à rien. Il était temps de s’activer. Elle se leva précipitamment, ce qui fit basculer sa chaise en arrière. Elle la laissa là, sur le tapis de sol en toile.
Passant la tête à l’extérieur, elle vit Tervail assis sur un tabouret dans l’allée, sa cape noire rejetée en arrière, appuyé sur son épée plantée entre ses bottes. Le soleil commençait à monter sur l’horizon, en une boule d’or éclatante, tandis que des nuages noirs encerclant le Mont du Dragon annonçaient de la neige pour bientôt. Ou peut-être de la pluie. Le soleil paraissait presque chaud après la nuit précédente.
Tervail lui fit un petit signe de la tête pour lui montrer qu’il l’avait vue, sans pour autant l’interrompre dans son tour d’horizon. Pour le moment, il n’y avait que des ouvriers qui portaient des paniers sur leur dos, des hommes et des femmes vêtus pauvrement conduisant des charrettes chargées de fagots, de sacs de charbon de bois et de barils d’eau, qui cahotaient dans les ornières. Cette surveillance aurait pu paraître née de l’ennui à qui n’aurait pas partagé avec lui le lien de Lige. Son Tervail était aiguisé comme une pointe de flèche. Il n’étudiait que les hommes, et son regard s’attardait sur ceux qu’il ne connaissait pas personnellement. Avec deux sœurs et un Lige tués par un homme qui pouvait canaliser, tout le monde se méfiait des inconnus. Tous ceux qui savaient, en tout cas. On n’avait pas crié la nouvelle sur tous les toits.
Comment il pensait reconnaître le meurtrier, cela la dépassait, à moins qu’il ne porte une bannière. Elle ne voulait pas le rabaisser parce qu’il faisait son devoir.
Il était mince comme un fil, avec un nez fort et une grosse cicatrice le long de la mâchoire, qu’il avait récoltée à son service. Il n’était guère plus qu’un adolescent quand elle l’avait trouvé, vif comme un chat et déjà l’un des meilleurs escrimeurs de son Tarabon natal. Il lui avait sauvé la vie au moins vingt fois. À part les brigands et les voleurs de grand chemin trop ignorants pour reconnaître une Aes Sedai, rendre la justice pouvait s’avérer dangereux quand chaque partie désirait désespérément que le jugement soit en sa faveur. Il avait souvent repéré le danger avant elle.