— Sellez Pinson d’Hiver et amenez votre cheval, lui dit-elle. Nous partons.
Tervail haussa légèrement un sourcil et regarda dans sa direction. Ensuite, il attacha son fourreau à la droite de son ceinturon, partit d’un pas vif sur l’allée en direction des piquets. Il ne posait jamais de questions inutiles. Peut-être était-elle plus agitée intérieurement qu’elle ne le croyait.
Rentrant dans la tente, elle enveloppa soigneusement le miroir à main dans une écharpe de soie à motifs tairens noirs et blancs, et le mit dans l’une des deux grandes poches intérieures de sa cape grise, avec la brosse et le peigne. Elle rangea dans l’autre son châle soigneusement plié et une petite boîte en ébène sculptée. La boîte contenait quelques bijoux, certains venant de sa mère, et les autres de sa grand-mère maternelle. Elle-même portait rarement des bijoux, à part son anneau du Grand Serpent, pourtant, elle emportait toujours la boîte et la brosse, le peigne et le miroir quand elle partait en voyage, souvenirs de ces femmes qu’elle chérissait et honorait. Sa grand-mère, avocate réputée de Tanchico, lui avait inculqué sa passion pour les complexités de la loi, tandis que sa mère lui avait démontré qu’il est toujours possible de devenir meilleure. Les avocates faisaient rarement fortune, quoique Collaris ait vécu plus qu’à son aise, pourtant, malgré sa désapprobation, sa fille Aeldrine avait adopté la profession de marchande et amassé une jolie fortune en vendant des teintures. Oui, il était toujours possible de s’améliorer, si on saisissait le moment favorable, comme elle l’avait fait quand Elaida a’Roihan avait déposé Siuan Sanche. Les choses n’avaient pas tourné comme elle l’avait prévu. Cela arrivait rarement, raison pour laquelle il était sage de prévoir des plans de rechange.
Elle se demanda si elle attendrait le retour de Tervail à l’intérieur – il ne pouvait pas aller chercher deux chevaux en seulement quelques minutes –, mais maintenant que le moment était venu, ses dernières réserves de patience semblaient s’être envolées. Jetant sa cape sur ses épaules, elle souffla sur la lampe d’un air déterminé. Pourtant, une fois dehors, elle se força à rester immobile pour éviter d’attirer les regards, ou qu’une sœur pense qu’elle avait peur parce qu’elle était seule. En fait, elle était effrayée. Elle remonta sa capuche, exprimant ainsi son désir de solitude, et resserra sa cape autour d’elle.
Un chat gris famélique aux oreilles cassées vint se frotter contre ses chevilles. Les chats sauvages étaient nombreux dans le camp ; on les voyait partout où les Aes Sedai se rassemblaient, apprivoisés comme des animaux familiers. Comme elle ne lui grattait pas les oreilles, il s’éloigna au bout d’un moment, fier comme un roi.
Quelques instants auparavant, seuls des ouvriers et des cochers pauvrement vêtus s’activaient, mais maintenant, le camp s’animait. Des groupes de novices en blanc, les fameuses « familles », partaient en cours, qui avaient lieu dans des tentes assez grandes pour les contenir, ou même en plein air. Celles qui passèrent près d’elle interrompirent leur babil infantile pour la gratifier d’une parfaite révérence. Leur vue ne cessait pas de l’étonner. Ou de la mettre en colère. Bon nombre de ces « enfants » étaient d’âge mûr – celles qui avaient des cheveux gris n’étaient pas rares, et certaines étaient grands-mères ! –, pourtant elles se pliaient aux antiques routines aussi bien que les adolescentes qu’elle avait vues arriver nombreuses à la Tour. Combien la Tour en avait-elle perdu en se concentrant sur celles nées avec l’étincelle et celles sur le point de se mettre à canaliser toutes seules, en laissant les autres trouver le chemin de Tar Valon comme elles pouvaient ? Combien de perdues parce que la Tour avait décidé qu’aucune fille au-dessus de dix-huit ans ne pourrait supporter la discipline ? Elle n’avait jamais recherché le changement – la loi et la coutume régissaient la vie d’une Aes Sedai, fondement de la stabilité – et certains changements, comme ces familles de novices, semblaient trop radicaux pour continuer.
Des sœurs avançaient à pas glissés, généralement par deux ou trois, suivies de leurs Liges. Le flot des novices s’écartait devant elles en ondes de révérences, troublées par les regards des sœurs qui feignaient de ne pas les voir. Très peu d’Aes Sedai n’étaient pas entourées de l’aura de la saidar. Beonin faillit faire claquer sa langue d’irritation. Les novices savaient qu’Anaiya et Kairen étaient mortes – il n’avait pas été question de dissimuler les bûchers funéraires –, mais leur dire comment ça s’était passé les aurait effrayées. Pourtant, même les nouvelles, inscrites au livre des novices au Murandy, portaient le blanc depuis suffisamment de temps pour savoir que le fait que des sœurs marchent entourées de l’aura de la saidar, n’avait rien d’habituel. Ça finirait par les effrayer inutilement. Il était peu probable que l’assassin frappe en public, entouré de douzaines de sœurs.
Cinq sœurs à cheval, qui se dirigeaient lentement vers l’est, sans l’aura de la saidar, attirèrent son regard. Chacune était suivie d’une petite escorte, généralement une secrétaire, une servante, un valet au cas où il y aurait de lourds fardeaux à porter, et de quelques Liges. Toutes avaient leur capuchon relevé, mais elle n’eut aucun mal à les reconnaître : Varilin, de sa propre Ajah, la Grise, avait la taille d’un homme, tandis que Takima, la Brune, était toute petite. Elle distingua la cape flamboyante de Saroiya couverte de broderies blanches – elle devait la nettoyer avec le Pouvoir pour qu’elle soit aussi propre – et les deux Liges sur les talons de Faiselle enveloppée dans sa cape vert vif. Elle en déduisit que la dernière habillée en gris foncé, était Magla, la Jaune. Que trouveraient-elles en arrivant à Darein ? Sûrement pas les négociatrices de la Tour, pas maintenant. Peut-être continuaient-elles machinalement, comme si de rien n’était. Mais avec les Aes Sedai, cela durait rarement longtemps.
— Elles ne semblent même pas chevaucher ensemble, n’est-ce pas, Beonin ? On dirait plutôt que c’est le hasard qui les mène dans la même direction.
Tant pis pour la capuche censée afficher son besoin de solitude ! Heureusement, elle savait réprimer ses soupirs ou toute autre manifestation susceptibles de révéler plus qu’elle ne voulait. Les deux sœurs qui s’étaient arrêtées à côté d’elle étaient de la même taille, avec des cheveux noirs et des yeux marron, mais là s’arrêtait la ressemblance. Le visage étroit d’Ashmanaille, avec son nez pointu, trahissait rarement une quelconque émotion. Sa robe de soie à taillades argentées aurait pu sortir des mains d’une dame d’atours quelques instants plus tôt, et des volutes d’argent brodées décoraient les bords de sa cape doublée de fourrure. La robe de drap noir de Phaedrine était froissée sans parler des taches, et sa cape noire aurait eu besoin d’être raccommodée. De plus, elle fronçait les sourcils beaucoup trop souvent, comme en ce moment même. Sans cela, elle aurait pu être jolie. Curieuse paire d’amies que la Brune, souvent négligée, et la Grise qui accordait autant d’attention à sa toilette qu’à tout le reste.
Beonin regarda les sœurs qui s’éloignaient. Elles semblaient aller dans la même direction par hasard.
— Peut-être qu’elles réfléchissent aux conséquences de la nuit dernière, n’est-ce pas, Ashmanaille ? demanda-t-elle, en se tournant vers les deux importunes.