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— Au moins, l’Amyrlin est vivante, répondit l’autre Grise. D’après ce que j’ai entendu dire, elle le restera et… en bonne santé. Elle et Leane.

Pas même la Guérison de Siuan et Leane par Nynaeve ne pouvait convaincre les sœurs de parler librement de la neutralisation.

— Vivante et captive, c’est quand même mieux que décapitée, je suppose. Mais guère mieux.

Quand Morvrin l’avait réveillée pour lui annoncer la nouvelle, elle avait eu du mal à partager l’excitation de la Brune. Elle souriait. Mais Beonin n’avait jamais envisagé de modifier ses plans. Il fallait affronter la réalité. Egwene était prisonnière, et c’était un fait indiscutable.

— Vous n’êtes pas d’accord, Phaedrine ?

— Si, bien sûr, répliqua sèchement la Brune, absorbée par ses pensées.

Mais c’était tout Phaedrine, d’en oublier la politesse ! Et ce n’était pas fini.

— Mais ce n’est pas pour ça que nous vous cherchions. Ashmanaille dit que vous connaissez bien le profil des meurtriers.

Une soudaine rafale de vent s’engouffra sous leurs capes. Beonin et Ashmanaille resserrèrent la leur, alors que Phaedrine laissait la sienne s’envoler, les yeux braqués sur Beonin.

— Vous pensiez sans doute à nos assassins, Beonin, rattrapa Ashmanaille en douceur. Accepteriez-vous de partager vos réflexions avec nous ? Phaedrine et moi, nous avons rapproché nos têtes mais sans résultat. J’ai davantage l’expérience des affaires civiles. Je sais que vous avez enquêté sur beaucoup de morts suspectes.

Naturellement qu’elle avait réfléchi aux meurtres ! Y avait-il une seule sœur dans le camp qui n’en avait pas fait de même ? Elle-même n’aurait pas pu s’en empêcher même si elle l’avait voulu. Il était beaucoup plus satisfaisant de trouver un meurtrier que de régler une querelle de voisinage. Le meurtre était le plus affreux des crimes, et les victimes des Aes Sedai. Toutes les sœurs ressentaient leur mort personnellement. Elle attendit qu’une dernière volée de femmes en blanc, dont deux grisonnantes, fassent leur révérence et passent. Le nombre des novices commençait enfin à diminuer. Les chats les suivaient. Les novices les caressaient davantage que les autres sœurs.

— L’homme qui poignarde par jalousie, dit-elle quand les novices se furent éloignées, la femme qui empoisonne par jalousie, c’est une chose. Ce qui s’est passé ici, c’en est une autre. Il s’agit de deux assassinats, certainement perpétrés par le même homme, à plus d’une semaine d’intervalle. Cela implique à la fois de la patience et de la préméditation. Le motif n’est pas clair, mais il semble peu probable qu’il ait choisi ses victimes au hasard. Sachant de lui uniquement le fait qu’il peut canaliser, vous devez commencer par chercher ce qui relie les victimes entre elles. Anaiya et Kairen étaient toutes les deux de l’Ajah Bleue. Je me pose donc la question : quel est le lien entre l’Ajah Bleue et un homme capable de canaliser ? La réponse me revient : Moiraine Damodred et Rand al’Thor. Kairen avait aussi des contacts avec lui, non ?

Phaedrine s’assombrit encore.

— Vous ne pouvez pas suggérer que c’est lui le tueur.

Vraiment, elle commençait à dépasser les bornes.

— Non, dit Beonin avec froideur. Je dis que vous devez examiner le lien qui conduit aux Asha’man. Ces hommes qui peuvent canaliser et qui savent comment Voyager. Ils ont des raisons de craindre les Aes Sedai, peut-être certaines plus que d’autres. Ça n’est pas une preuve, reconnut-elle à regret, mais c’est une présomption, non ?

— Pourquoi un Asha’man viendrait-il ici à deux reprises, et chaque fois pour tuer une seule sœur ? C’est comme si le tueur avait deux cibles bien précises.

Ashmanaille branla du chef.

— Comment pouvait-il savoir quand Anaiya et Kairen seraient seules ? Vous ne pensez quand même pas qu’il rôde ici déguisé en ouvrier ! D’après ce que j’entends, ces Asha’man sont bien trop arrogants pour ça. Pour moi, il est plus vraisemblable que nous avons ici un vrai ouvrier capable de canaliser et qui a une dent contre certaines sœurs.

Beonin eut un reniflement dédaigneux. Elle sentait Tervail approcher. Il avait sans doute couru pour être de retour si vite.

— Et pourquoi aurait-il attendu jusqu’à maintenant ? Les derniers ouvriers ont été engagés au Murandy il y a plus d’un mois.

Ashmanaille ouvrit la bouche, interrompue par Phaedrine, vive comme un moineau picorant une miette.

— Peut-être n’a-t-il su comment procéder que récemment. Un mâle irrégulier, pour ainsi dire. Par hasard, j’ai entendu parler des ouvriers. Certains admirent les Asha’man et d’autres les craignent, à peu près en nombre égal. Ils affirmaient qu’ils voudraient avoir le courage d’aller eux-mêmes à la Tour Noire.

Le sourcil gauche de l’autre Grise s’arqua. Bien qu’elles soient amies, elle devait être mécontente que Phaedrine lui enlève ainsi les mots de la bouche. Mais elle se contenta de dire :

— Un Asha’man saurait le retrouver, j’en suis sûre.

Beonin sentit la présence de Tervail qui attendait à quelques pas derrière elle. Le lien transmit un calme et une patience inébranlables, aussi forts que les montagnes. Elle aurait voulu pouvoir y puiser, comme elle puisait dans sa force physique.

— Il est très peu probable que ça arrive, je suis certaine que vous en conviendrez, dit-elle d’un ton pincé.

Romanda et les autres étaient peut-être en faveur de cette « alliance » absurde avec la Tour Noire, mais à partir de là elles s’étaient chamaillées comme des chiffonnières pour savoir comment la mettre en application, comment rédiger l’accord, comment le présenter, chaque détail discuté. Ce projet était condamné, louée soit la Lumière !

— Je dois partir maintenant, dit-elle, se retournant pour prendre les rênes de Pinson d’Hiver des mains de Tervail.

Le hongre alezan de Tervail était élégant, puissant et rapide, bref, un vrai destrier bien dressé. Sa jument brune était trapue et peu rapide, mais elle avait toujours préféré l’endurance à la vitesse. Pinson d’Hiver était capable de continuer sa route, quand d’autres chevaux plus puissants avaient abandonné. Mettant un pied à l’étrier, elle s’immobilisa, une main sur le pommeau et l’autre sur le troussequin.

— Deux sœurs sont mortes, Ashmanaille. Trouvez des sœurs qui les connaissaient et recherchez ce qu’elles avaient en commun. Pour localiser le meurtrier, vous devez observer les liens.

— Je doute fort qu’ils conduisent à un Asha’man, Beonin.

— L’important, c’est qu’on trouve le tueur, répondit-elle, se hissant sur sa selle et faisant pivoter sa monture avant que l’autre ne puisse poursuivre.

Son départ lui sembla abrupt et discourtois, mais elle n’avait plus d’idées, et le temps pressait maintenant. Le soleil, au-dessus de l’horizon, continuait à s’élever dans le ciel. Le temps pressait vraiment.

Le trajet jusqu’à l’aire de Voyage était court, mais près d’une douzaine d’Aes Sedai faisaient la queue devant la paroi en toile. Une moitié d’entre elles étaient accompagnées de Liges, dont plusieurs portaient leur cape aux couleurs changeantes. Toutes étaient entourées de l’aura du Pouvoir. Tervail ne manifesta aucune surprise quand il prit connaissance de leur destination. Le lien du Lige continua à communiquer un calme souverain. Il avait confiance en elle. Un éclair argenté apparut entre les parois, et, le temps de compter lentement jusqu’à trente, deux Vertes qui ne pouvaient pas ouvrir un portail seules, franchirent celui-ci, suivies de quatre Liges tenant les chevaux par la bride. La coutume de la discrétion s’était déjà attachée au Voyage. À moins qu’on ne vous autorise à voir le tissage, tenter d’apercevoir la destination de quiconque revenait à poser des questions sur les motifs du Voyage. Beonin attendit patiemment sur Pinson d’Hiver, avec Tervail qui la dominait du haut de son Marteau. Ici, les sœurs respectèrent la consigne induite par son capuchon relevé. Ou peut-être qu’elles avaient des raisons de se taire. Quoi qu’il en soit, elle n’eut pas à parler. À ce moment-là, cela aurait été insupportable.