La queue devant elle diminua rapidement, et bientôt, elle et Tervail démontèrent. Il écarta le lourd rabat de toile pour qu’elle passe la première. Suspendue entre de hautes perches, la toile entourait un espace de près de vingt pas au carré. Le sol, recouvert de neige gelée, avait l’aspect d’une surface inégale, où des empreintes de pieds et de sabots se chevauchaient, et était marqué en son milieu d’une ligne droite comme tracée au rasoir, que toutes suivaient. La neige luisait faiblement, annonçant peut-être un nouveau dégel. Ici, le printemps était plus tardif qu’au Tarabon.
Dès que Tervail laissa retomber le rabat, elle embrassa la saidar et tissa l’Esprit de façon presque caressante. Ce tissage la fascinait, comme quelque chose qu’on croyait perdu à jamais. Il représentait la plus grande découverte d’Egwene al’Vere. Chaque fois qu’elle faisait ce tissage, elle ressentait une impression d’émerveillement, si familière aux novices et aux Acceptées, mais qu’elle n’avait plus éprouvée depuis qu’elle avait été élevée au châle. Quelque chose de nouveau et merveilleux. La ligne verticale argentée apparut devant elle, juste au-dessus de la marque sur le sol, et s’élargit peu à peu, révélant un paysage qui semblait en rotation. Puis elle se retrouva devant une ouverture carrée en suspension, de plus de deux pas sur deux, par laquelle elle vit des chênes recouverts de neige aux lourdes branches déployées. Une légère brise souffla à travers le trou, faisant onduler sa cape. Elle s’était souvent promenée dans ce bois avec plaisir, ou y avait lu pendant des heures, assise sur un banc, mais jamais sous la neige.
Tervail ne reconnut pas l’endroit et franchit le portail comme une flèche, brandissant son épée et tenant Marteau par la bride. Elle suivit un peu plus lentement, et laissa le tissage se dissiper, presque à regret. C’était vraiment merveilleux.
Elle rejoignit Tervail qui contemplait au loin, au-dessus des arbres, l’épaisse flèche dressée vers le ciel. La Tour Blanche. Son visage était immobile. Le lien lui transmit l’immobilité.
— Je crois que vos projets sont dangereux, Beonin, dit-il, sa lame toujours dégainée, bien qu’abaissée.
Elle posa une main sur son bras gauche. Cela devrait suffire à le rassurer.
— Pas plus dangereux que…
Sa voix mourut quand elle vit une femme à quelque trente pas, marchant lentement vers elle au milieu des grands arbres. C’était une Aes Sedai dans une robe démodée, dont les cheveux blancs et raides jusqu’à la taille était retenus par un filet d’argent constellé de perles. Impossible ! Ce visage énergique aux yeux noirs en amandes et au nez en bec d’aigle était celui de Turanine Merdagon. Or celle-ci était morte quand elle n’était encore qu’une Acceptée. Tout à coup, la silhouette s’évanouit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Tervail en se tournant vers elle, l’épée levée et les yeux braqués dans la direction où elle regardait. Qu’est-ce qui vous a fait peur ?
— Le Ténébreux, il touche le monde, dit-elle doucement.
C’était impossible ! Pourtant, elle n’était pas sujette à des hallucinations. Elle l’avait bien vue. Ses frissons n’étaient pas dus à la neige qui lui arrivait aux chevilles. Elle fit une prière silencieuse. Puisse la Lumière m’illuminer tous les jours de ma vie, et puissé-je trouver refuge dans la main du Créateur dans l’espoir de salut et de renaissance.
Quand elle lui parla de la sœur morte depuis plus de quarante ans, il ne chercha pas à la convaincre qu’elle hallucinait, mais murmura une prière entre ses dents. Elle ne sentait aucune peur en lui. La mort ne pouvait pas effrayer un homme qui considérait chaque jour comme le dernier. Il ne fut pas aussi optimiste quand elle lui révéla ses intentions. Elle se regarda dans le miroir et tissa avec beaucoup de soin. Elle n’était pas aussi experte en Illusion qu’elle l’aurait voulu. Son reflet changea quand le tissage se posa sur elle. Elle n’y voyait plus un visage d’Aes Sedai, celui de Beonin Marinye, mais celui d’une femme qui lui ressemblait vaguement, quoique avec des cheveux beaucoup plus clairs.
— Pourquoi voulez-vous voir Elaida ? demanda-t-il, soupçonneux.
Soudain, le lien transmit une certaine nervosité.
— Vous voulez l’approcher puis abandonner l’illusion, c’est ça ? Elle vous attaquera et… Non, Beonin, laissez-moi y aller. Il y a trop de Liges à la Tour pour qu’elle les connaisse tous, et elle ne s’attendra jamais à ce qu’un Lige l’attaque. Je peux lui plonger une dague dans le cœur avant qu’elle réalise ce qui se passe.
Il en fit la démonstration, une courte lame apparaissant dans sa main à la rapidité de l’éclair.
— Je dois le faire moi-même, Tervail.
Inversant l’illusion, elle prépara plusieurs autres tissages pour le cas où la situation dégénérerait trop, les inversant aussi, puis en commença un autre, très complexe qu’elle posa sur elle. Il cacherait sa capacité à canaliser. Elle s’était toujours demandé pourquoi certains tissages, comme l’illusion, pouvaient être utilisés sur soi-même, alors qu’il était impossible de faire appel à d’autres, comme la Guérison. Quand elle était Acceptée, elle avait posé la question à Turanine qui avait répondu de sa voix grave : « Autant demander pourquoi l’eau est mouillée et le sable sec, mon enfant. Appliquez votre esprit à ce qui est possible et non à ce qui ne l’est pas. »
Bon conseil, mais elle n’avait jamais pu en accepter la seconde partie. Les morts marchaient. Que la Lumière m’illumine tous les jours de… Elle noua le dernier tissage, ôta son anneau du Grand Serpent et le mit dans son escarcelle.
Maintenant, elle pouvait s’approcher de n’importe quelle Aes Sedai sans qu’on la reconnaisse pour telle.
— Vous vous êtes toujours fié à moi pour savoir ce qu’il fallait faire, poursuivit-elle. Avez-vous changé ?
Son visage resta aussi impassible que celui d’une sœur, mais le lien lui transmit le choc qu’il ressentit.
— Bien sûr que non, Beonin.
— Alors, prenez Pinson d’Hiver et allez en ville. Louez une chambre dans une auberge jusqu’à ce que je vous rejoigne.
Il ouvrit la bouche, mais elle le fit taire d’un geste péremptoire.
— Allez, Tervail !
Elle le regarda disparaître à travers les arbres, avec les deux chevaux qu’il tenait par la bride. Puis elle se tourna face à la Tour. Les morts marchaient. Mais la seule chose qui comptait, c’était d’atteindre Elaida.
Des rafales faisaient trembler les fenêtres. Dans la cheminée de marbre, le feu avait réchauffé l’atmosphère au point que de la buée se condensait sur les vitres et coulait comme de la pluie. Assise derrière la table dorée, les mains croisées à plat, Elaida do Avriny a’Roihan, Gardienne des Sceaux, Flamme de Tar Valon, Siège d’Amyrlin, restait impassible en écoutant l’homme debout devant elle, qui tempêtait, voûtant les épaules et brandissant le poing.
— …resté ligoté et bâillonné la plus grande partie du voyage, confiné jour et nuit dans une cabine qu’on ferait mieux d’appeler un placard ! Pour cela, j’exige que le capitaine de ce vaisseau soit châtié, Elaida. De plus, j’exige aussi des excuses, de vous et de la Tour Blanche. Que la Fortune me poignarde, mais le Siège d’Amyrlin n’a plus le droit d’enlever les rois ! La Tour Blanche n’a pas ce droit ! J’exige…
Puis il recommençait, prenant à peine le temps de respirer. Elle avait du mal à se concentrer sur lui. Elle laissait ses yeux dériver sur les tapisseries éclatantes des murs, sur les roses rouges des plinthes dans les coins. C’était lassant de paraître calme en endurant cette tirade. Elle avait envie de se lever pour le gifler. Cet homme avait une audace ! Parler ainsi au Siège d’Amyrlin ! Elle le laisserait s’épuiser tout seul.