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Mattin Stepaneos den Balgar était un homme musclé qui avait sans doute été beau dans sa jeunesse. Cependant, les ans ne l’avaient pas épargné. Sa barbe blanche était bien taillée, mais ses cheveux se faisaient rares. Son nez avait été cassé plusieurs fois, et son froncement de sourcils accentuait les rides sur son visage en colère. Sa tunique de soie verte, brodée sur les manches des Abeilles d’Or d’Illian, avait été bien brossée et nettoyée, comme si une sœur capable de canaliser s’en était chargée. C’était la seule qu’il possédait pour le voyage, et toutes les taches n’étaient pas parties. Comme le bateau à bord duquel il avait voyagé n’était pas rapide, il était arrivé tard la veille. La Lumière seule savait ce qu’aurait fait Alviarin s’il était arrivé plus tôt. Cette femme méritait d’être décapitée pour le pétrin dans lequel elle avait mis la Tour, et dont Elaida devait maintenant la sortir, et surtout pour avoir osé faire du chantage sur le Siège d’Amyrlin.

Mattin Stepaneos se tut brusquement, reculant d’un demi-pas sur le tapis fleuri tarabonais. Elaida effaça son froncement de sourcils. Penser à Alviarin lui donnait toujours un air rageur, si elle ne faisait pas attention.

— Votre appartement est assez confortable ? demanda-t-elle. Les domestiques vous conviennent-ils ?

Il cligna des yeux à ce brusque changement de conversation.

— L’appartement est confortable et les domestiques convenables, dit-il d’un ton radouci, se rappelant peut-être son froncement de sourcils. Pourtant, je…

— Vous devriez être reconnaissant envers la Tour, Mattin Stepaneos, et envers moi. Rand al’Thor a pris l’Illian quelques jours après votre départ de la cité. Il s’est emparé aussi de la Couronne de Laurier, qu’il appelle la Couronne d’Épées. Croyez-vous qu’il aurait hésité à vous couper la tête pour l’obtenir ? Je savais que vous ne partiriez pas volontairement. Je vous ai sauvé la vie.

Maintenant, il pouvait croire que tout avait été fait dans son propre intérêt.

L’idiot eut la témérité de se croiser les bras en ricanant.

— Je ne suis pas encore un vieux chien édenté, Mère. J’ai affronté la mort bien des fois pour défendre l’Illian. Croyez-vous que je craigne la mort au point d’accepter d’être votre « invité » pour le restant de mes jours ?

C’était quand même la première fois qu’il lui donnait son titre légitime depuis qu’il était entré.

La grande pendule ouvragée et dorée carillonna. Des petits personnages en or, en argent et en émail se mirent à tourner sur trois niveaux. Au niveau supérieur, au-dessus du cadran, un roi et une reine étaient agenouillés devant le Siège d’Amyrlin. Contrairement à la large étole posée sur les épaules d’Elaida, cette Amyrlin avait une étole à sept rayures. Elle n’avait pas encore eu le temps de faire venir un émailleur. Il y avait tant de choses à faire beaucoup plus importantes.

Ajustant son étole sur la soie rouge vif de sa robe, elle se renversa dans son fauteuil, de sorte que la Flamme de Tar Valon, entourée de pierres de lune sur le haut dossier, brillât juste au-dessus de sa tête. Elle entendait que cet homme s’imprègne de tous les symboles de ce qu’elle était et de ce qu’elle représentait. Si elle avait eu sous la main son sceptre surmonté de la Flamme, elle le lui aurait mis sous son nez crochu.

— Un mort ne peut rien réclamer, mon fils. D’ici, avec mon aide, il est possible que vous puissiez réclamer votre couronne et votre nation.

Mattin Stepaneos entrouvrit la bouche et prit une profonde inspiration, comme s’il humait l’odeur de son foyer qu’il croyait avoir perdu à jamais.

— Et comment feriez-vous cela, Mère ? Il paraît que la cité est tenue par ces… Asha’man, dit-il en bredouillant le nom maudit. Et par les Aiels qui suivent le Dragon Réincarné.

Quelqu’un lui avait parlé, lui en avait trop dit. Les nouvelles qu’on lui communiquait devaient rester confidentielles. Il semblait que son valet dût être remplacé. Mais l’espoir avait chassé la colère de sa voix, et c’était une bonne chose.

— Recouvrer votre couronne exigera du temps et de l’organisation, dit-elle, sachant que, pour le moment, elle n’avait aucune idée de la façon de procéder.

Mais elle avait bien l’intention d’en trouver une. Kidnapper le Roi d’Illian avait été un moyen de montrer son pouvoir, mais lui rendre son trône usurpé l’affirmerait davantage. Elle restaurerait la gloire de la Tour Blanche, comme aux jours où les trônes tremblaient quand l’Amyrlin fronçait les sourcils.

— Je suis sûre que vous êtes encore fatigué du voyage, dit-elle en se levant, comme s’il l’avait de lui-même entrepris. Elle espérait qu’il était assez intelligent pour le prétendre. Au cours des jours à venir, cela les servirait tous les deux beaucoup mieux que la vérité.

— Nous déjeunerons ensemble à midi en discutant de ce que nous pouvons faire. Cariandre, escortez Sa Majesté jusqu’à ses appartements, et faites venir un tailleur. Il aura besoin de vêtements. Ce sera un cadeau de ma part.

La rondelette Ghealdanine Rouge, immobile comme une souris près de la porte de l’antichambre, s’avança d’un pas glissé pour lui toucher le bras. Il hésita, répugnant à partir, mais Elaida continua comme s’il sortait déjà.

— Dites à Tarna de venir me voir, Cariandre. J’ai beaucoup de travail aujourd’hui, ajouta-t-elle à l’intention du roi.

Mattin Stepaneos se laissa enfin reconduire, et elle se rassit avant qu’il ait atteint la porte. Trois boîtes laquées étaient alignées sur sa table, dont l’une réservée à la correspondance. Elle y conservait les lettres et les rapports récents des Ajahs. Les Rouges lui faisaient part de tout ce que leur disaient leurs yeux-et-oreilles – en tout cas, elle le croyait –, tandis que les autres Ajahs ne lui transmettaient que des broutilles. Pourtant, ces derniers temps, elles lui avaient fourni des informations importantes révélant des contacts avec les rebelles qui allaient au-delà de ces négociations ridicules. Elle choisit plutôt d’ouvrir le gros dossier doré en cuir repoussé posé devant elle. Comme la Tour et Tar Valon produisaient de nombreux rapports, des clercs se chargeaient de les trier, avant de lui faire lire les plus importants. Ils formaient quand même une grosse pile.

— Vous m’avez demandée, Mère, dit Tarna avec froideur, refermant la porte derrière elle.

La sœur aux cheveux blonds était froide par nature, et le bleu de ses yeux était glacial. Cela ne dérangeait pas Elaida. Ce qui l’irritait, c’est que l’étole rouge de Gardienne au cou de Tarna était à peine plus qu’un large ruban. Sa robe gris clair avait assez de taillades rouges pour afficher sa fierté d’appartenance à son Ajah, alors pourquoi son étole était-elle si étroite ? Mais Elaida accordait une grande confiance à cette femme, ce qui, ces derniers temps, était très rare.

— Quelles nouvelles du port, Tarna ?

Inutile de préciser lequel. Seul le Port-du-Sud avait quelque espoir de rester fonctionnel sans grosses réparations.

— Seules les barges à faible tirant d’eau peuvent entrer, dit Tarna, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Les autres s’amarrent à tour de rôle à la chaîne en cuendillar, pour pouvoir décharger sur des barges. Les capitaines se plaignent parce que ça prend plus de temps, mais pour le moment, ça peut aller.

Elaida pinça les lèvres et tambourina des doigts sur la table. Pour le moment. Elle ne pouvait pas commencer les travaux avant que les rebelles tombent. Jusque-là, celles-ci n’avaient rien tenté, louée soit la Lumière ! Elles auraient pu envoyer les soldats au combat mais elles voulaient éviter, tout comme elle, que les sœurs y participent. Si l’on rasait les tours du port, comme les réparations l’exigeaient, les rendant vulnérables, on pouvait s’attendre à des actes désespérés. Par la Lumière ! La guerre devait être évitée. Elle avait l’intention d’intégrer leur armée à la Garde de la Tour quand elles auraient admis leur défaite. Une partie d’elle-même imaginait déjà Gareth Bryne commandant pour son compte la Garde de la Tour. Il ferait un Haut Capitaine bien supérieur à Jimar Chubain. Le monde reconnaîtrait alors l’influence de la Tour ! Elle ne voulait pas que ses soldats ou ses Aes Sedai s’entretuent. Les rebelles lui appartenaient, autant que celles résidant à la Tour. Elle les obligerait à le reconnaître.