Des taches roses apparurent brièvement sur les joues de l’Aes Sedai, et sa large bouche se pinça. Il avait fallu l’intervention des Sagettes pour qu’elle consente à accepter les ordres de Grady, bien que Perrin ne tînt pas à savoir comment elles y étaient parvenues, et auxquels elle tentait de se soustraire depuis qu’ils avaient quitté le camp.
— Vous restez là, vous aussi, dit Perrin, quand Aram fit mine de s’avancer. Vous vous êtes montré impétueux ces derniers temps, et je ne veux pas risquer que tout soit gâché par des paroles inconsidérées. Je ne veux pas mettre Faile en danger.
C’était vrai. Inutile de dire qu’il ne voulait pas qu’Aram rapporte à Masema ce qui se dirait.
— Vous comprenez ?
Des relents de déception emplirent l’odeur d’Aram qui, à contrecœur, acquiesça de la tête et posa les mains sur le pommeau de sa selle. Il adorait Masema, mais il aurait donné cent fois sa vie plutôt que de risquer celle de Faile. Perrin sortit du couvert des arbres, flanqué d’Arganda d’un côté, de Berelain et Gallenne de l’autre. Les bannières suivaient, avec dix Mayeners et dix Ghealdanins en colonne par deux. Comme ils avançaient au pas, les Seanchans s’ébranlèrent, également en colonne, Tallanvor chevauchant près des chefs, l’un sur un rouan l’autre sur un bai. Les sabots ne faisant aucun bruit sur l’épais tapis d’herbe morte, la forêt était devenue totalement silencieuse, même pour les oreilles de Perrin.
Tandis que les Mayeners et les Ghealdanins se déployaient en ligne, et que la plupart des Seanchans les imitaient, Perrin et Berelain s’avancèrent vers Tallanvor et deux Seanchans en armure, dont l’un portait un casque brillant avec trois fines plumes, qui ressemblait à une tête d’insecte, et l’autre avec deux plumes seulement. La sul’dam et la damane les accompagnaient. Ils se firent face à dix pas les uns des autres, au milieu de la prairie silencieuse, entourés de fleurs sauvages.
Tandis que Tallanvor se plaçait sur le côté entre les deux groupes, les Seanchans armurés ôtaient leur casque de leurs mains gantées assorties à leur uniforme. L’homme au casque à deux plumes avait des cheveux blonds et un visage carré couturé de cicatrices. Malgré la dureté de son apparence, il émettait une odeur d’amusement. Mais c’était l’autre qui intéressait Perrin. Montée sur un bai parfaitement dressé, la femme grande et large d’épaules, quoique d’allure svelte, n’était plus de la première jeunesse. Ses cheveux noirs et bouclés grisonnaient aux tempes. La peau foncée, elle n’arborait que deux cicatrices, dont l’une barrait sa joue gauche. L’autre, sur son front, avait emporté une partie de son sourcil droit. Pour Perrin, c’était le signe qu’elle devait être prudente. Son odeur révélait une totale assurance.
Son regard dériva sur les bannières flottant au vent. Il s’arrêta un instant sur celle de Manetheren, puis sur le Faucon d’Or, mais revint vite sur lui. Impassible, elle remarqua ses yeux jaunes, et son odeur laissa percer une note dure et acérée. Quand elle vit son lourd marteau de forgeron passé dans la boucle de son ceinturon, l’étrange odeur s’accusa.
— Je vous présente Perrin t’Bashere Aybara, Seigneur des Deux Rivières, Suzerain de la Reine Alliandre du Ghealdan, annonça Tallanvor, en désignant Perrin.
Il prétendait que les Seanchans étaient très à cheval sur le protocole, mais Perrin n’avait aucun moyen de savoir si Tallanvor se conformait à une coutume seanchane ou à un cérémonial de l’Andor. Tallanvor pouvait aussi l’avoir inventée.
— Je vous présente Berelain sur Paendrag Paeron, Première de Mayene, Bénie de la Lumière, Défenseur des Vagues, Haut Siège de la Maison Paeron.
S’inclinant devant eux, il déplaça ses rênes et leva sa main vers les Seanchans.
— Je vous présente la Générale de Bannière Tylee Khirgan, de l’Armée Toujours Victorieuse, au service de l’impératrice du Seanchan. Je vous présente le capitaine Bakayar Mishima de l’Armée Toujours Victorieuse, au service de l’impératrice du Seanchan.
Nouveau salut, puis Tallanvor fit pivoter sa monture et alla se placer près des étendards. Son visage était aussi sombre que celui d’Aram, mais son odeur annonçait l’espoir.
— Je me félicite qu’il ne vous ait pas présenté comme le Roi des Loups, Seigneur, marmonna la Générale de Bannière de sa voix traînante.
Perrin devait se concentrer pour comprendre ce qu’elle disait.
— Sinon, j’aurais pensé que la Tarmon Gai’don était sur nous. Vous connaissez les Prophéties du Dragon ? « Quand le Roi des Loups portera le marteau, la fin du monde surviendra. Quand le renard épousera le corbeau, les trompettes du combat sonneront. » Je n’ai jamais compris moi-même la seconde partie. Et vous, Ma Dame ? Sur Paendrag, cela signifie-t-il que vous êtes une descendante de Paendrag ?
— Ma famille descend d’Artur Paendrag Tanreall, répondit Berelain, la tête haute.
Le vent tourna, apportant une bouffée de fierté au milieu de la patience et du parfum. Ils étaient convenus que seul Perrin parlerait – elle était là pour impressionner par sa beauté les Seanchans, en tant que souveraine, ou du moins pour renforcer la position de Perrin –, mais elle devait répondre à une question directe.
Tylee acquiesça, comme si c’était la réponse qu’elle attendait.
— Cela fait de vous une lointaine cousine de la Famille Impériale, Ma Dame. Aucun doute que l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais, vous honore. Du moment que vous ne revendiquez pas l’Empire d’Aile de Faucon.
— Je me contente de revendiquer Mayene que je défendrai jusqu’à mon dernier souffle, dit Berelain avec fierté.
— Je ne suis pas là pour parler des Prophéties, d’Aile de Faucon ou de votre Impératrice, reprit Perrin avec irritation.
Pour la deuxième fois en quelques instants, les couleurs tentèrent de fusionner, pour se disperser aussitôt. Le temps pressait. Le Roi des Loups ? Cela aurait fait rire Sauteur, autant qu’un loup le pouvait. Cependant, il frissonna. Il n’avait pas réalisé qu’on parlait de lui dans les Prophéties. Son marteau annonçait la Dernière Bataille ? Mais rien ne comptait à part Faile. Elle seule. Et quoi qu’il fallût faire pour la libérer.
— Notre accord stipulait que chaque partie ne devait pas comporter plus de trente hommes. Or, dans les bois, vos hommes nous entourent des deux côtés. Beaucoup d’hommes.
— Vous aussi, dit Mishima, avec son sourire déformé par une cicatrice blanche au coin de sa bouche. Sinon, vous ne le sauriez pas.
Sa voix était encore plus traînante que celle de la Générale de Bannière.
Perrin garda les yeux sur elle.
— Il y a des risques. Je ne veux pas d’accident. Je veux arracher ma femme aux Shaidos.
— Et comment proposez-vous d’éviter les accidents ? dit Mishima, agitant machinalement ses rênes.
Au ton, il ne considérait pas la question comme urgente. Tylee semblait satisfaite de le laisser parler pendant qu’elle observait les réactions de Perrin.
— Sommes-nous censés vous faire confiance si nous renvoyons nos hommes en premier, ou inversement ? « Sur les hauteurs, les chemins sont pavés de dagues. » Il n’y a guère de place pour la confiance. Nous pourrions tous les deux demander à nos hommes de se retirer en même temps, je suppose, mais l’un des camps pourrait tricher.
Perrin secoua la tête.
— Vous serez obligée de me faire confiance, Générale de Bannière. Je n’ai aucune raison de vous attaquer. Je n’ai aucun moyen d’être sûr de vous non plus. Vous pourriez penser que capturer la Première de Mayene vaut bien une petite trahison.
Berelain rit doucement. C’était le moment de se servir de la branche. Non pour forcer les Seanchans à sortir des bois les premiers, mais pour les convaincre qu’ils avaient besoin de ce qu’il pouvait leur offrir. Il posa la branche verticalement sur sa selle.