Par la Lumière ! Elle avait la baguette, froide contre son bras, mais il n’y avait aucun moyen de la donner à Galina tant que Therava ne la laisserait pas circuler librement, aucun moyen d’être certaine que Galina ne la trahirait pas avant par désespoir. Rolan lui proposait la liberté si les Mera’dins décidaient de partir, mais il continuerait de la convaincre d’entrer dans son lit tant qu’elle porterait le blanc. Et si les Mera’dins décidaient de rester, l’un d’eux trahirait-il ses projets d’évasion ? S’il fallait en croire Rolan, ils étaient tous au courant ! L’espoir et le danger inextricablement mêlés. Un écheveau impossible à démêler.
Elle ne s’était pas trompée sur la réaction de Therava. Juste avant midi, tous les gai’shains furent rassemblés à l’extérieur, avec ordre de se déshabiller. Se couvrant de ses mains du mieux possible, Faile se blottit contre d’autres femmes portant la ceinture et le collier de Sevanna – on les leur avait fait remettre aussitôt – pour préserver un semblant de pudeur, pendant que des Shaidos fouillaient les tentes des gai’shains. Tout ce que Faile put faire, c’est penser à sa cachette en ville et prier. Espoir et danger. Aucun moyen de débrouiller l’écheveau.
6
Un bâton et une jument rasoir
Mat n’avait jamais vraiment cru que Luca quitterait Jurador au bout d’un seul jour – la ville du sel entourée de murailles était prospère, et Luca aimait les espèces sonnantes et trébuchantes –, aussi ne fut-il pas exactement désappointé quand il lui dit que « Le Grand Spectacle Itinérant et la Magnifique Production de Merveilles Étonnantes » de Luca resteraient là encore au moins deux jours. Pas exactement, pourtant il avait compté sur sa chance, ou que sa nature de ta’veren agirait. Mais il pensait que sa nature de ta’veren ne lui avait jamais apporté que des ennuis.
— La queue à l’entrée est déjà aussi longue qu’hier à l’heure de pointe, dit Luca, avec un grand geste.
Ils étaient dans la roulotte peinturlurée de Luca, de bon matin après la mort de Renna, et il avait pris place dans son fauteuil doré devant l’étroite mais véritable table, avec des tabourets poussés dessous pour les visiteurs. La plupart des autres roulottes avaient des plateaux escamotables pendus au plafond avec des cordes, et les gens s’asseyaient sur les lits pour manger. Luca n’avait pas encore revêtu l’une de ses flamboyantes tuniques, mais il compensait par ses gestes. Latelle, sa femme, préparait le porridge du petit déjeuner sur un petit poêle en brique installé dans un coin de la roulotte sans fenêtre. L’air empestait les épices. La femme au visage dur en mettait tellement dans ses préparations que c’en devenait immangeable au goût de Mat, alors que Luca engouffrait tout ce qu’elle posait devant lui comme de la haute gastronomie. Il devait avoir le palais blindé.
— J’attends deux fois plus de spectateurs aujourd’hui, peut-être trois fois plus, et demain aussi. Les gens ne peuvent pas tout voir en une seule fois, et ici, ils ont les moyens de revenir. Le bouche à oreille, Cauthon. Il nous amène autant de visiteurs que les fleurs nocturnes d’Aludra. À la façon dont tournent les choses, j’ai presque l’impression d’être un ta’veren. Un vaste public, qui augmentera encore. Une marque de protection de la Haute Dame.
Luca s’interrompit brusquement, l’air légèrement embarrassé, comme s’il venait juste de se rappeler que Mat était exclu de cette protection.
— Ça ne vous plairait peut-être pas si vous étiez un vrai ta’veren, marmonna Mat. Luca le regarda bizarrement.
Il passa un doigt derrière le foulard de soie noir cachant sa cicatrice et le desserra. Il avait passé la nuit à rêver de cadavres flottant dans le courant, et s’était réveillé avec les dés qui roulaient dans sa tête. Maintenant, ils semblaient rebondir dans son crâne plus fort que jamais.
— Je peux vous rembourser toutes les recettes que vous pourriez faire entre ici et Lugard, quel que soit le nombre des spectateurs. En plus de ce que je vous ai promis pour nous amener jusqu’à Lugard.
S’ils ne s’arrêtaient pas tout le temps pour les représentations, ils pourraient diminuer la durée du voyage au moins des trois quarts. Plus s’il pouvait convaincre Luca de voyager toute la journée, plutôt qu’une demi-journée, comme maintenant. L’idée sembla intéresser Luca, qui opina pensivement, puis il secoua tristement la tête, ouvrant les mains.
— Et qu’est-ce qu’on en pensera d’un spectacle itinérant qui ne s’arrête jamais ? Ça paraîtra louche. J’ai la protection de la Haute Dame, et elle parlerait sûrement en notre faveur, mais vous ne voulez pas attirer sur nous les Seanchans. Non, c’est mieux pour vous comme ça.
Il ne pensait pas à la sécurité de Mat Cauthon, il imaginait juste que les représentations pouvaient lui rapporter plus que Mat ne pouvait payer. Cela, et être le centre de l’attention autant que les autres artistes, c’était pour lui aussi important que l’or. Certains artistes évoquaient ce qu’ils feraient quand ils prendraient leur retraite. Pas Luca. Il avait l’intention de continuer jusqu’à ce qu’il tombe raide mort en plein spectacle. Et il s’arrangerait pour que ce soit devant le plus vaste public possible.
— C’est prêt, Valan, dit tendrement Latelle, soulevant la marmite du poêle et la posant sur le dessous-de-plat.
Deux couverts étaient déjà dressés, avec assiettes en faïence blanche et cuillères en argent. Luca n’utilisait que des couverts en argent, quand les autres se contentaient d’étain, de fer, de corne ou de bois. Le regard sévère et la bouche dure, la dresseuse d’ours paraissait bizarre en long tablier blanc sur sa robe bleue étoilée. Sans doute que ses ours auraient bien voulu grimper aux arbres quand elle les regardait. Mais curieusement, elle se démenait pour le confort de son mari.
— Déjeunerez-vous avec nous, Maître Cauthon ?
Ce n’était pas une invitation ; en fait, c’était tout le contraire, et elle ne fit pas mine de se tourner vers le buffet où était rangée la vaisselle.
Mat lui fit une révérence, qui l’assombrit encore un peu plus. Il ne s’était jamais montré discourtois avec une femme, mais elle refusait de se laisser séduire.
— Je vous remercie de cette charmante invitation, Maîtresse Luca, mais non.
Elle grogna. Et voilà pour la courtoisie. Il coiffa son chapeau à bords plats et sortit, les dés s’entrechoquant dans sa tête.
La grande roulotte, scintillant de bleu et de rouge et couverte d’étoiles et de comètes dorées, sans parler des lunes en argent, se dressait au milieu du camp, aussi loin que possible des cages puantes des animaux et des piquets des chevaux. Elle était entourée de roulottes plus petites, la plupart sans fenêtre et peintes d’une seule couleur, et par des tentes bleues, rouges, ou vertes, et parfois à rayures. Le soleil était largement au-dessus de l’horizon dans un ciel parsemé de nuages blancs qui dérivaient lentement. Les enfants couraient après leurs cerceaux et leurs ballons, tandis que les artistes s’échauffaient pour la représentation du matin, s’étirant et se contorsionnant, des paillettes scintillantes sur leurs tuniques ou leurs robes. Quatre contorsionnistes, en collants transparents et blouses assez minces pour ne rien laisser à l’imagination, le firent grimacer. Deux se tenaient sur la tête sur des couvertures étalées près de leur tente, tandis que les autres avaient fait avec leur corps des nœuds apparemment impossibles à dénouer. Elles devaient avoir une colonne vertébrale à ressort ! Petra, l’hercule, était debout, torse nu, près de la tente qu’il partageait avec sa femme, s’échauffant en soulevant d’une seule main des haltères que Mat n’était pas sûr de pouvoir soulever des deux. Il avait des bras plus gros que les cuisses de Mat, et il ne transpirait même pas. Les petits chiens de Clarine, en rang au bas des marches de la roulotte, remuaient la queue et attendaient leur dresseuse avec impatience. Contrairement aux ours de Latelle, Mat pensait que les animaux de Clarine travaillaient pour la faire sourire.