Quand les dés s’entrechoquaient dans sa tête, il était toujours tenté de s’asseoir tranquillement quelque part, dans un endroit au calme, pour attendre que ça cesse. Bien qu’il appréciât de regarder les femmes acrobates, dont certaines étaient aussi peu vêtues que les contorsionnistes, il se mit en route pour Jurador, à un demi-mile, observant avec attention tous ceux qui passaient sur la route en terre battue. Il espérait faire un achat.
Les gens arrivaient et se postaient au bout de la longue queue, derrière une corde tendue le long de la paroi de toile. Parmi eux, il y avait quelques femmes en robes brodées, et des fermiers avec leur charrette.
Des silhouettes évoluaient au milieu de la petite forêt de moulins à vent, pompant les puits de sel dans les basses collines derrière la ville et autour des longs bassins d’évaporation. Un convoi de chariots bâchés – vingt derrière un attelage de six chevaux – franchit en cahotant les portes de la ville. Une marchande avec une cape d’un vert éclatant était assise à côté du cocher dans le premier chariot. Un vol de corbeaux croassa au-dessus de leurs têtes, le faisant frissonner, mais personne ne disparut sous ses yeux. Tous projetaient à l’infini de longues ombres au sol. Aujourd’hui, aucune ombre funeste n’arpentait la route, mais il était convaincu qu’il en avait vu la veille.
Des morts en mouvement, cela ne présageait sûrement rien de bon. C’était sans doute en rapport avec la Tarmon Gai’don et avec Rand. Des couleurs tourbillonnèrent dans sa tête, et pendant un instant, il vit mentalement Rand et Min, debout près d’un grand lit, en train de s’embrasser. Il chancela et faillit trébucher. Ils étaient complètement nus ! Dorénavant, il faudrait qu’il soit prudent quand il penserait à Rand… Les couleurs tourbillonnèrent et se dissipèrent, et de nouveau, il trébucha. Il y avait pire à voir que des gens qui s’embrassent. Il devait être très prudent. Par la Lumière !
Aux portes cloutées de fer, les deux gardes au visage dur, en plastron blanc et casque conique à crête en crin de cheval, qui montaient la garde, appuyés sur leur hallebarde, le lorgnèrent avec suspicion. Ils pensaient sans doute que c’était un ivrogne. Un salut rassurant de la tête ne les fit pas changer d’expression.
Un alcool fort lui aurait fait du bien. Cependant, les gardes le laissèrent passer.
Malgré l’heure matinale, les rues de Jurador pavées de pierres étaient bruyantes. Les colporteurs présentaient leurs plateaux ou se tenaient debout derrière leurs brouettes vantant leur pacotille à tue-tête, les boutiquiers derrière les tables dressées devant leur magasin claironnaient la beauté de leurs articles, et les tonneliers cerclaient les barils pour le transport du sel. Le fracas des métiers à tisser couvrait celui des marteaux des forgerons, sans parler de la musique qui s’échappait des auberges et des tavernes. Jurador était une ville animée où les maisons, les boutiques et les auberges voisinaient avec les tavernes et les écuries. La plupart des fenêtres au rez-de-chaussée étaient pourvues de grilles en fer forgé. De même que celles des étages supérieurs des maisons riches, dont la plupart appartenaient sans aucun doute à des marchands de sel. La musique des auberges l’attira. Des parties de dés y étaient probablement en cours. Il sentait presque les dés tournoyer sur les tables. Il y avait trop longtemps que les dés cliquetaient dans sa tête, mais ce matin, il n’était pas venu pour jouer.
Comme il n’avait pas encore déjeuné, il s’approcha d’une vieille toute ridée, son plateau retenu par une sangle passée autour de son cou, et qui criait : « Friands tout chauds, confectionnés avec la meilleure viande de tout l’Altara ! » Il la crut et lui tendit les piécettes qu’elle demanda. Le friand encore chaud était délicieux. Il continua à marcher dans les rues encombrées.
Il prit soin de ne bousculer personne dans la foule. En général, les Altarans étaient susceptibles. Ici, on pouvait évaluer la condition d’une personne d’après les broderies qu’elle arborait sur ses habits. Plus elles étaient abondantes, plus grande était la richesse, avant même qu’on soit assez près pour distinguer la soie de la laine. Les femmes les plus riches couvraient leur visage olivâtre de voiles transparents retenus par des peignes ouvragés piqués dans leurs tresses. Chez les marchands de sel et chez les colporteurs, les hommes et les femmes portaient tous à la ceinture un long couteau incurvé dont ils caressaient parfois le manche, comme cherchant la bagarre. Il s’efforçait d’éviter les rixes, quoique sa chance ne l’aidât pas toujours dans ce domaine. Le fait d’être ta’veren intervenait sans doute, semblait-il. Les dés ne le prévenaient jamais d’une bagarre – d’une bataille, oui –, il avançait donc avec précaution.
Il repéra un tonneau rempli de gourdins et de cannes devant une boutique exposant des épées et des dagues, sous l’œil vigilant d’un gaillard corpulent au nez cassé, avec une matraque pendue à la ceinture, à côté de sa dague. Il annonça d’une voix rude que toutes les lames exposées étaient de fabrication andorane. Or, celui qui ne fabriquait pas ses propres lames prétendait toujours qu’elles venaient de l’Andor des Marches, ou encore de Tear, qui produisait de l’acier de bonne qualité.
Surpris et ravi, il avisa, planté droit dans le baril, un fin bâton en bois d’if noir, qui le dépassait de plus d’un pied. Le sortant du baril, il palpa le bois au grain très fin. C’était bien de l’if noir, une essence qui redoublait la puissance des arcs. Celui-ci semblait parfait. Par quel miracle de l’if noir se trouvait-il en Altara ? Il était certain qu’il ne poussait qu’aux Deux Rivières.
La propriétaire de la boutique, une femme élégante avec sa robe brodée d’oiseaux aux couleurs éclatantes, sortit et commença à vanter les vertus de ses lames. Il lui demanda :
— Combien pour ce bâton, Maîtresse ?
Elle cilla, surprise qu’un homme vêtu de soie et de dentelle voulût un bâton – elle savait parfaitement que l’objet, bien que mince, était un gourdin – et annonça un prix qu’il paya sans marchander. Elle cilla une nouvelle fois et fronça les sourcils, se disant qu’elle aurait pu en demander plus. Il aurait payé davantage pour fabriquer un arc des Deux Rivières. Le gourdin sur l’épaule, il s’éloigna, avalant le reste de son friand et s’essuyant les mains sur sa tunique. Mais il n’était pas venu là pour s’acheter un friand ou un gourdin, pas plus que pour jouer. C’étaient les écuries qui l’intéressaient.
Les écuries de louage avaient en général quelques chevaux à vendre à un bon prix. On pouvait même en acheter un qui n’était pas à vendre. C’était du moins ce qui se passait quand les Seanchans ne les avaient pas tous raflés. Heureusement, les Seanchans n’étaient pas en permanence à Jurador. Il alla d’écurie en écurie, examinant les bais et les rouans bleu et pie, isabelle et alezan, noir, blanc, gris et pommelé, rien que des juments et des hongres. Un étalon ne lui aurait servi à rien. Aucun des animaux ne correspondait à l’idée qu’il avait en tête. Jusqu’au moment où il entra dans une étroite écurie coincée entre une grande auberge en pierre à l’enseigne des Douze Puits de Sel et la boutique d’un fabricant de tapis.
Il aurait pensé que le fracas des métiers à tisser perturberait les chevaux, mais ils étaient calmes, apparemment habitués au bruit. Les boxes s’étendaient plus loin qu’il ne s’y attendait. L’air, parsemé de poussière venant du grenier au-dessus de sa tête, sentait le foin, l’avoine et le crottin frais. Trois hommes armés de pelles nettoyaient les boxes. Le propriétaire aimait que l’endroit soit propre, ce qui signifiait qu’il y avait moins de risques de maladies.