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La jument noir et blanc se tenait hors de son box, attachée par une longe, solide sur ses jambes et les oreilles dressées, pendant que son lad y étalait de la paille fraîche. D’environ quinze mains de haut, elle était équipée d’une vaste sangle, signe qu’elle était endurante, et ses jambes étaient parfaitement proportionnées, avec des canons courts et des boulets bien articulés. Ses épaules comme sa croupe étaient parfaites. La jument rasoir avait des lignes aussi bonnes, voir meilleures que celles de Pips, et venait de l’Arad Doman. De plus, elle était d’une race dont il avait déjà entendu parler, mais qu’il n’avait jamais pensé voir. Aucune autre race n’aurait cette couleur caractéristique. Sur sa robe, des lignes droites noires et blanches qu’on aurait dites tracées au rasoir expliquait son nom. Sa présence ici était aussi mystérieuse que celle de l’if noir. Il avait entendu dire qu’aucun Domani n’aurait jamais vendu un cheval rasoir à un étranger. Il laissa son regard passer, sans s’y attarder, sur les autres animaux. Les dés avaient-ils ralenti dans sa tête ? Non, c’était son imagination. Il était certain qu’ils tournoyaient aussi fort que dans la roulotte de Luca.

Un homme sec et nerveux, au crâne chauve cerné d’une couronne de cheveux gris, s’avança, inclinant la tête sur ses mains jointes.

— Toke Fearnim, Seigneur, se présenta-t-il, lançant un regard soupçonneux sur le bâton que Mat avait à l’épaule.

Des hommes vêtus de soie avec des chevalières en or portaient rarement des gourdins.

— En quoi puis-je vous servir ? Mon Seigneur désire-t-il louer un cheval ? Ou en acheter un ?

Des fleurs multicolores étaient brodées sur le gilet qu’il portait sur une chemise sans doute autrefois blanche. Mat évita de regarder les fleurs. L’homme avait un de ces longs couteaux incurvés à la ceinture, et deux longues cicatrices sur son visage parcheminé. D’anciennes cicatrices. Ses récentes bagarres ne lui avaient pas laissé de traces visibles.

— Acheter, Maître Fearnim, si vous en avez à vendre. Si je peux en trouver un d’à peu près correct, dit-il, soulevant son bâton en souriant.

Son père lui avait toujours dit que le marchandage se passait mieux si on savait faire sourire l’adversaire.

— J’en ai trois à vendre, Seigneur, dont aucun de boiteux, dit l’homme, s’inclinant une fois de plus, sans le moindre sourire. Dont l’une hors de son box, dit-il en la montrant. Cinq ans et de toute beauté. C’est une affaire à dix couronnes. En or, ajouta-t-il.

Mat laissa sa mâchoire s’affaisser.

— Pour une jument pie ? Je sais que les Seanchans ont fait monter les prix, mais là, c’est ridicule !

— Oh, il y a pie et pie, Seigneur. Elle est de race rasoir. C’est ce que montent les nobles domanis.

Sang et cendres ! Vous parlez d’une affaire !

— C’est ce que vous dites, marmonna Mat, abaissant l’extrémité de son bâton jusqu’au sol pour s’appuyer dessus.

Sa hanche ne le faisait plus souffrir, sauf lorsqu’il marchait longtemps. Il commençait à la sentir. Que ce soit une affaire ou non, il fallait jouer le jeu jusqu’au bout. Il existait des règles propres au commerce des chevaux qu’il fallait respecter au risque de se faire vider sa bourse.

— Personnellement, je n’ai jamais entendu parler d’un cheval de race rasoir. Qu’est-ce que vous avez d’autre ? En hongres et en juments ?

— Je n’ai que des hongres à part la rasoir, Seigneur, répondit Fearnim, soulignant le mot « rasoir ».

Se tournant vers le fond de l’écurie, il cria :

— Adela, amène le grand bai qui est à vendre.

Une grande jeune femme au visage boutonneux et en simple gilet vert foncé s’avança vivement. Fearnim lui fit parader le bai, puis un gris pommelé, au bout de leur longe, sous la lumière près de la porte. Il fallait lui accorder ça. Leur morphologie n’était pas mauvaise, mais le bai était trop grand, au moins dix-sept mains, et le gris qui avait les oreilles à moitié rabattues en arrière essaya par deux fois de mordre la main d’Adela. Comme elle était habile avec les animaux, elle esquiva facilement les morsures de l’irascible gris. Refuser ces deux-là aurait été facile même s’il n’avait pas déjà jeté son dévolu sur la jument rasoir.

Un maigre matou rayé, ressemblant à un tigre miniature, apparut et s’assit aux pieds de Fearnim pour lécher une profonde estafilade qu’il avait à l’épaule.

— Les rats sont pires que jamais, marmonna le propriétaire de l’écurie, fronçant les sourcils sur le chat. Ils se défendent davantage. Je vais devoir trouver un autre chat, peut-être deux.

Puis il revint à l’affaire en cours.

— Mon Seigneur voudrait-il examiner ma merveille puisque les autres ne lui conviennent pas ?

— Je suppose que je pourrais jeter un coup d’œil à la jument pie, maître Fearnim, dit Mat, d’un ton dubitatif. Mais pas pour dix couronnes.

— En or, dit Fearnim. Hurd, parade la rasoir pour le seigneur.

De nouveau, il mit l’accent sur la race. La négociation s’annonçait difficile ; à moins que, pour changer, sa nature de ta’veren ne vînt à son secours. Mais sa chance ne l’aidait jamais pour quelque chose d’aussi honnête qu’un bon marchandage.

Hurd, le palefrenier qui rafraîchissait la paille dans le box de la jument rasoir, était trapu avec peut-être trois cheveux blancs sur son crâne chauve, et complètement édenté. C’était criant quand il souriait, ce qu’il faisait en faisant tourner l’animal en rond au bout de sa longe. À l’évidence, il aimait l’animal, et il avait raison.

Elle marchait bien, mais Mat l’inspecta quand même avec attention. L’état de sa denture était la preuve que Fearnim n’avait pas menti sur son âge. Elle pointa les oreilles vers lui quand il lui caressa le nez tout en lui examinant les yeux qu’elle avait clairs et brillants. Il lui tâta les jambes, sans sentir aucune enflure ou inflammation. Il n’y avait pas sur elle la moindre lésion, irritation, ou mycose. Il pouvait facilement passer le poing entre sa cage thoracique et son coude – elle aurait une longue foulée – et il eut du mal à passer sa main à plat entre sa dernière côte et la pointe de sa hanche. Elle serait robuste, avec peu de chances de se froisser un muscle au galop.

— Je vois que mon Seigneur s’y connaît en chevaux.

— C’est vrai, Maître Fearnim. Mais dix couronnes, c’est trop cher, surtout pour une jument pie. Certains pensent qu’elles portent la poisse, vous comprenez. Non que je le croie, sinon je ne vous ferais pas d’offre.

— La poisse ? Jamais entendu parler. Qu’est-ce que vous proposez ?

— Je pourrais avoir des pur-sang tairens pour dix couronnes d’or. Pas les meilleurs, c’est vrai, mais tairens quand même. Je vous offre dix couronnes. En argent.

Fearnin rejeta la tête en arrière et rit à se décrocher la mâchoire. Quand il s’arrêta, ils se mirent à marchander sérieusement. Mat lui donna cinq couronnes d’or, plus quatre marks en or et trois couronnes en argent, tous estampillés à Ebou Dar.

Il y avait des pièces de nombreux pays dans le coffre poussé sous son lit, mais avec des pièces étrangères, il fallait trouver une banque ou un bureau de change pour pouvoir les peser, puis faire la conversion en monnaie locale. En plus d’attirer l’attention, il risquait de payer davantage, peut-être même l’équivalent des dix couronnes en or. Les trébuchets des changeurs semblaient tous fonctionner ainsi. Il ne s’attendait pas à ce que Fearnim baisse autant son prix, mais à son expression – il souriait enfin –, il vit que celui-ci ne pensait pas en tirer autant. C’était la meilleure façon de terminer un marchandage, avec les deux parties pensant avoir fait une affaire. L’un dans l’autre, la journée avait bien commencé, malgré la présence des dés. Il aurait dû savoir que ça ne durerait pas.