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Cependant lorsque Ish prit congé, le vieillard, saisi de panique, le retint par le bras.

« Pourquoi tout cela ? demanda-t-il avec égarement. Pourquoi ai-je été épargné ? »

Ish, écœuré, contempla le visage décomposé par la terreur, la bouche ouverte d’où coulait un filet de salive.

« Oui, reprit-il, irrité et soulagé de faire éclater sa colère. Oui, pourquoi avez-vous été épargné alors que tant d’hommes dignes de ce nom sont morts ? »

Instinctivement le vieillard promena un regard autour de lui. Sa frayeur était abjecte, presque animale, « C’est bien ce qui m’épouvante », gémit-il. Ish ne put se défendre d’un élan de pitié. « Allons ! dit-il. Vous n’avez rien à craindre. Personne ne sait pourquoi vous avez survécu. Vous n’avez pas été mordu par un serpent à sonnette, n’est-ce pas ?

— Non.

— Peu importe. La question de l’immunité naturelle est un vrai mystère. La plus grave des épidémies ne frappe pas tout le monde. »

Mais l’autre secoua la tête :

« J’ai été un grand pécheur, remarqua-t-il.

— Dans ce cas, vous n’auriez pas été épargné.

— Il… – le vieux s’interrompit et regarda autour de lui – Il me réserve peut-être un châtiment plus cruel encore. » Il frissonna.

Aux approches du lieu de péage, Ish machinalement se demanda s’il avait de la monnaie. Dans une seconde d’égarement il imagina une comédie absurde où il ralentissait et glissait une pièce imaginaire dans une main imaginaire tendue vers lui. Mais bien qu’il fût obligé de ralentir pour traverser l’étroit passage, il ne sortit pas la main par la portière.

Il avait décidé de se rendre à San Francisco pour voir ce qui se passait là-bas. Pourtant, en le franchissant, il comprit que le pont seul l’avait attiré. Dans cette partie de l’Amérique, c’était l’œuvre la plus grandiose et la plus audacieuse ; comme tous les ponts, il signifiait l’unité et la sécurité. Aller à San Francisco n’était qu’un prétexte. En réalité, Ish souhaitait entrer en communion intime avec le symbole du pont.

Or, le pont était désert. Sur le tablier où jadis six rangées d’autos se croisaient, les lignes blanches qui coupaient la noirceur du bitume s’étendaient à perte de vue pour se rejoindre à l’infini. Une mouette, perchée sur le parapet, battit nonchalamment des ailes au bruit de l’auto et glissa vers le fleuve en vol plané.

Par caprice, il passa à gauche et roula sans rencontrer d’obstacles en dépit de tous les règlements. Il traversa le passage souterrain, et les hauts pylônes et les longues courbes du pont suspendu présentèrent à ses yeux une magnifique perspective. Comme d’habitude, des travaux de peinture étaient en cours. Un câble barbouillé de minium contrastait avec le gris argent de l’ensemble.

Soudain un étrange spectacle frappa sa vue. Une auto, un petit coupé vert, stationnait devant le parapet, tournée vers l’est.

Ish, au passage, la regarda avec curiosité. L’intérieur était vide. Il s’éloigna ; puis, se ravisant, il décrivit un large cercle et vint se ranger près du coupé.

Il ouvrit la portière et examina l’intérieur. Non, rien. Désespéré de sentir sur lui les atteintes de la maladie, le chauffeur avait-il enjambé le parapet ? Ou, victime d’une simple panne, avait-il arrêté une autre auto ou continué sa route à pied ? Des clés se balançaient encore au tableau de bord ; le permis de conduire était fixé à la colonne de direction : « John Robertson, numéro tant, Quarante-Quatrième Rue, Oakland. » Nom banal et adresse banale. Maintenant l’auto de M. Robertson était maîtresse du pont !

Lorsqu’il se retrouva dans le passage souterrain, Ish pensa qu’il aurait pu essayer de remettre la voiture en marche pour savoir s’il s’agissait d’une panne. Mais cela avait peu d’importance – et qu’il prît la direction de l’est n’en avait pas davantage. Ayant fait demi-tour pour s’approcher du coupé, il continuait droit devant lui. San Francisco, il en était sûr, n’avait rien à lui offrir.

Quelques heures plus tard, selon sa promesse, Ish retrouvait la rue où le matin il avait lié conversation – si l’on peut utiliser ce terme – avec l’ivrogne.

Le corps gisait dans le ruisseau devant le débit de boissons. « Après tout, songea Ish, un être humain ne peut absorber qu’une quantité limitée d’alcool. » Au souvenir des yeux du pochard, il ne pouvait être désolé de sa mort.

Aucun chien n’errait aux alentours, mais Ish ne put se décider à abandonner le cadavre dans le caniveau. N’avait-il pas été le dernier ami de M. Barlow. Pourtant un enterrement en règle était hors de question. Il emprunta quelques couvertures à un magasin de nouveautés et y roula avec soin le corps. Puis il porta M. Barlow dans l’auto et ferma hermétiquement les portières. Ce mausolée en valait bien un autre.

Toute oraison funèbre eût été superflue. Mais, à travers la vitre, Ish jeta un regard sur le rouleau de couvertures et eut une dernière pensée pour M. Barlow, qui était sans doute un brave homme et n’avait pu survivre à l’écroulement du monde. Puis, obéissant aux convenances, le jeune homme se découvrit et demeura tête nue quelques secondes.

En ce jour, comme aux temps anciens, lorsqu’un puissant monarque était détrôné, et que les débris des peuples conquis exultaient de sa chute – en ce jour, les sapins se réjouissent et les cèdres s’écrient : « Maintenant que tu es abattu, nul bûcheron ne lèvera sa cognée sur nous. » Les cerfs, les renards et les cailles chantent victoire. « Te voilà devenu aussi faible que nous. Tu es pareil à nous. Est-ce là l’homme qui fit trembler la Terre ? »

« La tombe a englouti ta superbe et le son de tes violes s’est tu ; les vers grouillent sous toi et les vers recouvrent ton corps. »

Non, nul ne prononcera ces paroles, nul ne sera là pour les penser, et le livre du prophète Isaïe tombera en poussière. Le chevreuil, sans savoir pourquoi, trouve le courage de sortir du fourré ; les renardeaux jouent près du jet d’eau desséché sur la place ; la caille couve ses œufs dans l’herbe haute, près du cadran solaire.

Vers la fin de la journée, non sans décrire un vaste détour pour éviter une de ces régions nauséabondes où les cadavres étaient empilés, Ish revint à la maison de San Lupo Drive.

Il était maintenant renseigné. Le Grand Désastre – c’est le nom qu’il donnait à l’épidémie – n’avait pas été total. Il n’avait donc pas besoin d’engager l’avenir en se liant avec le premier venu. Mieux valait prendre son temps et choisir ; d’ailleurs, tous ceux qu’il avait rencontrés souffraient plus ou moins de choc nerveux.

Une nouvelle idée s’ébauchait dans sa tête et une nouvelle formule – le Coup de Grâce. La plupart des rescapés du Grand Désastre seraient victimes de quelque mal dont la civilisation jusque-là les avait préservés. L’alcool était à discrétion et beaucoup se tueraient à force de boire. Des assassinats avaient été commis, il le devinait, et sans doute des suicides. À l’instar du vieil avare, certains, qui, en temps ordinaire, auraient eu une vie normale, aujourd’hui désemparés et incapables de s’adapter, franchiraient les portes de la démence. Ceux-là, sans doute, ne survivraient pas longtemps. D’autres, accidentés et seuls, succomberaient. D’autres encore, sans médecins pour les soigner, mourraient de maladies. Les lois biologiques sont formelles : chaque espèce doit compter une quantité minimum de représentants ; au-dessous de ce nombre, elle est irrémédiablement condamnée.