L’humanité survivrait-elle ? C’était un de ces problèmes qui donnaient à Ish la volonté de vivre. D’après les résultats de la journée, il penchait pour la négative. Et qui pourrait souhaiter la survivance d’une humanité représentée par d’aussi tristes fantoches ?
Il était parti le matin en vrai Robinson Crusoé, prêt à accueillir le premier Vendredi venu. Il achevait la journée sur la conclusion qu’il se résignerait à la solitude tant qu’il n’aurait pas rencontré un ami de son choix. La prostituée seule avait semblé désirer sa compagnie, et son invite fleurait la trahison et la mort. Eût-il eu un fusil pour supprimer son amant, Ish n’eût trouvé en elle que la satisfaction des plus grossiers appétits physiques et cette pensée lui donnait la nausée. Quant à la fillette, pour faire sa connaissance, un lasso ou un piège à ours eussent été nécessaires. Et, comme le vieillard, elle avait probablement perdu la raison.
Non, le Grand Désastre n’avait pas choisi pour l’épargner l’élite de l’humanité, et les épreuves subies n’avaient pas rendu les survivants meilleurs.
Il se prépara un repas et le mangea du bout des dents. Ensuite il ouvrit un livre, mais les mots avaient aussi peu de saveur que les aliments. Sa pensée revenait sans cesse à M. Barlow et aux autres ; d’une façon ou de l’autre, tous ceux qu’il avait vus ce jour-là étaient désaxés. Il ne pensait pas l’être, lui. Mais en était-il bien sûr ? Conservait-il toutes ses facultés ? Il réfléchit à cela en toute équité. Puis, muni d’un crayon et d’une feuille de papier, il se mit en devoir d’établir une liste des possibilités qu’il avait de survivre et même d’être heureux là où les autres avaient échoué. Sans hésitation, il écrivit :
« 1°Volonté de vivre. Désir de voir ce que deviendra la Terre sans les hommes. Connaissances géographiques. » En dessous, il ajouta d’autres notes.
« 2°Habitude de la solitude. Peu bavard par nature.
« 3°Appendice déjà enlevé.
« 4°Quelques qualités pratiques, mais mauvais mécanicien. Campeur.
« 5°Douleur de voir mourir les miens et les autres m’a été épargnée par le Destin. Mes nerfs restent en bon état. » Il s’interrompit, les yeux fixés sur la dernière ligne. Il espérait que c’était vrai.
Il réfléchit quelques minutes. Il avait d’autres qualités à ajouter à sa liste ; par exemple, l’orientation de ses facultés intellectuelles lui permettait de s’adapter à de nouvelles circonstances. Il aimait la lecture et avait à sa disposition le moyen le plus efficace de détente et d’oubli. De plus, il n’était pas un lecteur ordinaire ; il savait appliquer les principes scientifiques qu’il trouvait dans les livres et possédait ainsi les moyens de relever les ruines de la civilisation.
Les doigts crispés sur le crayon, il se demanda un instant s’il pouvait noter qu’il n’était pas superstitieux. C’était important. Sinon, en proie, comme le vieillard, à une peur abjecte, il en arriverait à penser que le désastre était l’œuvre d’un Dieu courroucé qui anéantissait ses créatures par la maladie, comme jadis par le déluge, et imposait à Ish – bien qu’il n’eût encore ni femme ni enfant – la mission de remplacer Noé et de repeupler le monde. Mais de telles divagations conduisaient tout droit à la folie. Oui, un homme qui se croit chargé d’une mission divine n’est pas loin de se prendre pour Dieu lui-même et sombre alors dans la folie.
« Non. décréta Ish. Quoi qu’il arrive, je ne me prendrai jamais pour un dieu. Non, je ne serai jamais un dieu. »
Et, abandonné à ses pensées, il constata, non sans surprise, que la perspective d’une vie solitaire lui procurait à certains égards une sensation de sécurité et même de satisfaction. Jusque-là ses plus grands soucis lui étaient venus des relations sociales. L’idée de paraître à un bal lui avait valu, plus d’une fois, des sueurs froides. Il manquait de liant. Jamais il n’avait appartenu à une association d’étudiants. Autrefois cette sauvagerie était un handicap. Maintenant, au contraire, elle tournait à son avantage. C’est parce qu’il était resté en marge des réunions mondaines, se mêlant à peine à la conversation, occupé à écouter et à observer objectivement, qu’il pouvait à présent sans souffrir garder le silence et se contenter de suivre en spectateur la marche des événements. Sa Faiblesse était devenue une force. Ainsi serait un aveugle dans un monde soudain privé de lumière. Dans ces ténèbres où les gens normaux trébucheraient, il se trouverait à l’aise et ce serait son tour de guider les autres.
Pourtant l’image de cette vie solitaire perdit son charme quand Ish se fut mis au lit et que, dans l’obscurité, le brouillard tendit ses mains glacées par-dessus le golfe et les referma autour de la maison de San Lupo. Alors de nouveau l’épouvante s’abattit sur lui ; blotti dans ses couvertures, l’oreille tendue à tous les bruits de la nuit, il eut pleine conscience de son isolement et de tous les dangers qui le menaçaient au moment du Coup de Grâce. Un désir éperdu de fuite et d’évasion s’empara de lui. Il avait l’impression qu’il devait s’en aller très loin, le plus vite possible, pour devancer les mystérieux ennemis lancés à sa poursuite. Puis il fit appel à sa raison et se persuada que l’épidémie n’avait pu ravager les États-Unis tout entiers ; quelque part une ville était encore habitée ; il la découvrirait.
CHAPITRE III
La panique mourut avec la nuit, mais une peur tenace restait en lui. Il se leva avec précaution et avala sa salive, saisi de terreur à l’idée d’un mal de gorge. Il mesurait ses gestes à la manière d’un vieillard hypocondriaque. Dans l’escalier, il descendit marche après marche, car une simple entorse pouvait être une cause de mort.
Il commença immédiatement ses préparatifs de départ et comme toujours quand il mettait à exécution un programme précis, même contraire aux lois de la raison, il se sentit calme et satisfait. Son auto n’était qu’un vieux tacot. Pour la remplacer, le choix ne manquait pas parmi les centaines abandonnées dans les rues. La plupart étaient sans leur clé, mais il finit par trouver dans un garage un break qui répondait à ses désirs et possédait une clé. Il appuya sur le démarreur, le moteur était en excellent état. Il essaya d’abord au ralenti, puis à plein gaz ; tout allait bien. Il s’apprêtait à débrayer quand une sorte de malaise l’arrêta. Ce n’était pas un regret sentimental pour sa vieille voiture, mais la vague impression d’un oubli. Soudain il se rappela. Il retourna à son auto et prit le marteau qu’il porta dans le break et posa à ses pieds. Puis il sortit du garage.
Dans une épicerie, il fit ses provisions de voyage et, tout en grignotant des biscuits et du fromage pour son déjeuner, prit sur les étagères les boîtes de conserve qui lui convenaient. Toutes les villes seraient abondamment munies de vivres. Cependant il serait commode d’avoir une réserve sous la main, dans l’auto. D’autres magasins lui fournirent un sac de couchage, une hache, une pelle, un imperméable, des cigarettes, des victuailles pour plusieurs jours, une petite bouteille de bon cognac. Au souvenir des aventures de la veille, il entra dans un magasin d’articles de chasse et choisit plusieurs armes – un fusil léger, une carabine à répétition de calibre moyen, un petit automatique qui entrerait facilement dans sa poche, un couteau de chasse.
Il avait fini de charger la voiture et était prêt à partir lorsque, en promenant un dernier regard autour de lui, il aperçut un chien. Il avait vu beaucoup de chiens ces derniers jours et, chaque fois, s’était efforcé de détourner d’eux sa pensée. Ils étaient pathétiques et mieux valait ne pas s’appesantir sur leur sort. Quelques-uns étaient faméliques, d’autres trop bien nourris. Certains, apeurés, se faisaient tout petits ; d’autres, agressifs, montraient les dents. Celui-là ressemblait à un petit chien de chasse, blanc et fauve, aux longues oreilles retombantes, un beagle probablement, estima Ish, bien qu’il fût peu expert en ce domaine. Assis à distance respectueuse, il remuait la queue et poussait de petits jappements plaintifs.