« Va coucher », cria Ish, l’amertume au cœur, avec l’impression de se retrancher derrière un mur pour se mettre à l’abri de nouvelles tendresses fidèles jusqu’à la mort. « Va coucher », répéta-t-il. Au lieu d’obéir, le chien s’approcha d’un pas ou deux, s’allongea de tout son long et, le museau sur ses pattes, fixa sur lui des yeux suppliants. Les longues oreilles tombantes lui donnaient un air de tristesse infinie. Dans son langage muet le chien disait : « Tu me brises le cœur. » Soudain, sans le vouloir, Ish sourit, et il songea que c’était peut-être son premier sourire sans ironie depuis la morsure du serpent.
Il se reprit aussitôt, mais le chien, prompt à sentir le changement d’humeur, se frottait déjà contre ses jambes. Le jeune homme baissa les yeux sur lui et l’animal détala avec une frayeur réelle ou feinte, décrivit un cercle interrompu par deux sauts de côté, s’affaissa sur le sol, la tête entre les pattes, et lança un petit aboiement qui se termina en hurlement. De nouveau Ish eut un sourire, mais qui, cette fois, lui découvrit les dents et le chien comprit qu’il avait gagné. Il prit sa course et exécuta autour de lui un ballet de figures variées qui représentait sans doute une chasse au lapin. Pour terminer cette petite exhibition, il courut hardiment vers les jambes d’Ish, s’y frotta et tendit sa tête aux caresses d’un air de dire : « Qu’en dis-tu ? Pas mal, n’est-ce pas ? » Ish n’avait plus qu’à jouer son rôle : il posa la main sur la tête du chien et tapota les poils lustrés. Le chien poussa un petit gémissement de satisfaction.
La queue s’agitait si vigoureusement que le corps tout entier frétillait jusqu’aux oreilles. Les yeux clairs révulsés ne montraient plus que le blanc. C’était l’image même de l’adoration. De petites rides creusaient le front encadré par les longues oreilles.
Le chien manifestait tous les signes du coup de foudre. Sa mimique expressive disait : « Voilà le seul et unique maître que j’aurai jamais ! »
Ish s’avoua vaincu. Agenouillé, il caressa son nouvel ami sans fausse honte. « Eh bien, pensa-t-il, que je le veuille ou non, j’ai un chien. » Puis il corrigea : « Ou plutôt c’est le chien qui m’a eu. »
Il ouvrit la portière de la voiture ; le chien sauta et s’installa comme chez lui sur le siège de devant.
Dans une épicerie, Ish trouva une boîte de biscuits pour chiens ; il en tendit un à l’animal du bout des doigts. Le chien accepta la friandise sans manifester ni affection ni reconnaissance. En le nourrissant, l’homme ne faisait que son devoir. Toute marque de gratitude eût donc été superflue. Le jeune homme examina de plus près son compagnon et constata que ce n’était pas un chien à proprement parler, mais une chienne. « Eh bien, dit-il, j’ai fait une vraie conquête. »
Il retourna chez lui pour y prendre quelques objets personnels – des vêtements, ses jumelles, quelques livres. Il se demanda s’il aurait besoin d’autre chose pour ce voyage qui le conduirait peut-être à l’autre bout des États-Unis. Après réflexion, il haussa les épaules.
Son portefeuille contenait dix-neuf dollars en coupures de cinq et de un dollars. C’était, bien entendu, plus que suffisant. Il fit le geste de jeter le portefeuille, mais se ravisa. Habitué à ce renflement dans sa poche, il aurait été mal à l’aise sans cela. L’argent ne lui ferait pas de mal de toute façon.
Sans grand espoir, il écrivit une lettre et la plaça bien en vue sur le bureau du salon. Si ses parents revenaient pendant son absence, ils sauraient qu’ils devaient attendre son retour ou lui laisser un message.
Debout près de l’auto, il promena un regard d’adieu le long de l’avenue San Lupo. La rue était déserte, naturellement. Les maisons et les arbres n’avaient pas changé d’aspect ; pourtant les pelouses et les jardins se ressentaient du manque de soins et d’arrosage. Malgré les brouillards nocturnes, la sécheresse de l’été californien les flétrissait déjà.
L’après-midi était avancé. Néanmoins Ish décida de partir tout de suite. Il était pressé d’être loin et il passerait la nuit dans une autre ville.
De même que les chiens et les chats, dépérissent plantes et fleurs accoutumées à recevoir de l’homme leur nourriture. Le trèfle et le pâturin penchent la tête sur les pelouses et les pissenlits s’épanouissent. Dans les parterres, les asters, avides d’eau, se fanent et meurent, tandis que progressent les mauvaises herbes. Dans les tiges des camélias la sève cesse de monter ; elles ne porteront pas de bourgeons au printemps prochain. Sur les sarments des glycines et sur les rosiers, les feuilles se recroquevillent pour garder un reste de fraîcheur. Les concombres sauvages dessinent leurs arabesques sur la pelouse, le parterre et la terrasse. Aux temps anciens, les armées de l’Empire romain dispersées, les hordes barbares se sont ruées sur les provinces amollies ; ainsi maintenant les mauvaises herbes se hâtent de détruire les fleurs délicates que l’homme entourait de soins.
Le moteur tournait régulièrement. Le matin du second jour, Ish conduisit avec une prudence exagérée, obsédé par des images de crevaison, de direction ou de freins bloqués, de troupeaux de vaches obstruant la route. Les yeux fixés sur l’indicateur de vitesse, il s’efforçait de ne pas dépasser soixante kilomètres à l’heure.
Mais le moteur était puissant et, à chaque instant, l’aiguille montait à soixante-dix ou quatre-vingts.
Cependant conduire avait raison peu à peu de son découragement. Le dépaysement lui apportait un réconfort ; la fuite un soulagement. C’était, il se l’avouait tout bas, parce qu’il échappait pour un temps à la nécessité d’une décision. Tandis que les paysages se succédaient et qu’il voyait à chaque instant se lever le rideau d’un nouveau décor, il n’avait pas besoin de faire des projets d’avenir, de déterminer comment il vivrait ou même s’il pourrait vivre. Toute son attention appartenait au prochain virage.
La chienne était couchée près de lui. De temps en temps, elle posait la tête sur les genoux de son nouveau maître ; la plupart du temps, elle dormait paisiblement, et sa présence était aussi un réconfort. Jamais le rétroviseur ne lui montrait une auto sur la route, mais, par habitude, il l’interrogeait parfois du regard. Il voyait alors s’y refléter la carabine et le fusil, ainsi que le sac de couchage et les boîtes de provisions empilées sur la banquette du fond. Il était pareil à un marin dans son bateau aux cales pleines et paré pour la haute mer et il connaissait aussi l’indicible désespoir de l’unique survivant d’un naufrage, seul dans l’immensité.
Il suivait la route 99 qui traverse la vallée de San Joaquim.
Sans vitesse excessive, il faisait une excellente moyenne. Il n’était pas obligé de ralentir derrière un camion, ou de s’arrêter pour obéir aux signalisations – dont la plupart pourtant fonctionnaient encore – ou de réduire sa vitesse dans les villes. En réalité, il devait le reconnaître malgré ses craintes, la route 99 offrait plus de sécurité dans ces conditions que lorsqu’elle était encombrée de véhicules roulant à tombeau ouvert.
Il ne rencontra personne. Dans les villes, à force de chercher, il aurait bien trouvé quelqu’un, mais à quoi bon ? Il trouverait toujours quelques individus isolés quand il en aurait envie. Il voulait maintenant vérifier si quelque part une cité entière n’avait pas été épargnée.