L’immense plaine se déroulait à l’infini – vignes, vergers, champs de melons, champs de coton. L’œil exercé d’un fermier aurait peut-être discerné les effets de la disparition de l’homme, mais pour Ish rien encore n’avait changé.
À Bakersfield il quitta la route 99 et, par un chemin en lacet, franchit le col de Tehachapi. Aux champs succédèrent des pentes couvertes de chênes ; plus haut, des pinèdes sans clôtures ressemblaient à de grands parcs. Là aussi tout était désert. La solitude pourtant était moins pesante, car cette région avait toujours été presque inhabitée. De l’autre côté du col, Ish eut devant les yeux un vaste panorama où, à l’horizon, il devina les confins du désert. Ses craintes redoublèrent. Bien que le soleil fût encore haut à l’horizon, il fit halte dans la petite ville de Mojave et commença ses préparatifs.
Pour traverser ces trois cents kilomètres de désert, même dans l’Ancien Temps, les automobilistes se munissaient de provisions d’eau. En cas de panne, en certains endroits, on marchait toute une journée avant de trouver le moindre poste d’essence. Ish, qui ne pouvait compter que sur lui, devait multiplier les précautions.
Il s’arrêta devant une quincaillerie. La porte massive était Fermée à double tour. Le jeune homme brisa une vitre avec le marteau et entra. Il prit trois grands bidons et les remplit à un robinet d’où coulait encore un mince filet d’eau. Dans une épicerie, il prit aussi une bonbonne de cinq litres de vin rouge.
Cependant il ne s’estimait pas encore satisfait et les dangers du désert l’obsédaient. Sans trop savoir ce qu’il cherchait, il remontait la grand-rue quand une motocyclette attira ses regards. Elle était noire et blanche, comme celles des agents qui surveillent les routes. Malgré son découragement et sa peur, il éprouvait encore des scrupules à voler la motocyclette d’un policier. Cela ne se fait pas.
Cependant, après une brève hésitation, il descendit, examina la motocyclette, constata qu’elle était en parfait état, sauta en selle et lentement fit quelques tours dans la rue.
Dans la lourde chaleur de cette fin d’après-midi, il passa une heure à construire un plan incliné en planches pour hisser la motocyclette sur le porte-bagages de l’auto et l’y fixa solidement. Désormais, aussi heureux que le matelot sur son bateau, il possédait une chaloupe en cas de naufrage. Pourtant ses craintes augmentaient sans cesse et il ne pouvait de temps en temps s’empêcher de jeter un regard par-dessus son épaule.
Le soleil se coucha ; recru de fatigue, Ish prépara un repas froid et peu appétissant et le mangea sans entrain, toujours tenaillé par la peur. Il se demanda même ce qu’il ferait si son dîner lui donnait une indigestion. Quand il eut terminé, il trouva une boîte de farine pour chiens dans une épicerie et fit une pâtée. La chienne accepta l’offrande comme son dû ; puis, rassasiée, se pelotonna sur le siège de devant. Ish arrêta l’auto devant un hôtel de bonne apparence et pénétra dans une chambre, la chienne sur ses talons. Les robinets ne donnaient qu’un maigre filet d’eau. Apparemment dans cette petite ville, les techniques modernes de la distribution d’eau étaient encore inconnues. Il se lava tant bien que mal et se mit au lit ; la chienne se coucha en rond sur le parquet.
En proie à la terreur, il ne put trouver le sommeil. L’animal qui rêvait gémit et il sursauta. L’épouvante devenait intolérable. Il se leva pour s’assurer qu’il avait bien tourné la clé dans la serrure, sans savoir quel danger il redoutait ou contre quel ennemi il verrouillait sa porte. Il fut sur le point d’aller chercher un somnifère dans une pharmacie ; mais cette idée même l’effraya. Il pensa au cognac, mais le souvenir de M. Barlow lui rappelait les funestes effets de l’alcool. Il s’endormit enfin d’un sommeil agité.
Le matin, il s’éveilla la tête lourde et, dans la chaleur torride, hésita à commencer la traversée du désert. L’envie lui vint de rebrousser chemin et de prendre la direction du sud vers Los Angeles. Ce ne serait pas une mauvaise idée d’aller jeter un coup d’œil là-bas. Mais ces arguments, il le savait, étaient de simples prétextes, des dérobades devant l’exécution du plan initial ; il conservait encore trop d’amour-propre pour faire volte-face sans motif impérieux. Toutefois, il adopta un compromis en décidant de ne pas aborder le désert avant le coucher du soleil. C’était, se disait-il, une précaution élémentaire. Même, en temps normal, la plupart des voyageurs s’engageaient dans le désert la nuit pour éviter la forte chaleur.
Il passa la journée à Mojave, oppressé par la peur, se creusant la tête pour inventer de nouveaux moyens d’assurer sa sécurité. Enfin, quand le soleil s’abaissa vers les montagnes de l’ouest, il démarra, le chien près de lui sur le siège.
À peine avait-il parcouru quinze cents mètres qu’il sentit le désert se refermer sur lui. Aux dernières lueurs du soleil, les arbres de Josué se transformaient en étranges fantômes. Puis le crépuscule noya toutes les formes. Ish alluma les phares et les rayons illuminèrent la route désespérément vide. Jamais le rétroviseur ne reflétait de lointaines lumières jumelles annonçant l’approche d’une autre voiture. Quand les ténèbres furent complètes son anxiété n’eut plus de bornes. Malgré le ronronnement régulier du moteur, il passait en revue tous les accidents possibles. Il conduisait de plus en plus lentement, imaginant une crevaison, l’échauffement du moteur, un arrêt de l’arrivée d’essence, tout ce qui pouvait provoquer une panne sans espoir de secours. Il perdit même confiance dans la motocyclette qui lui servait d’assurance contre les risques. Quelques heures plus tard – il roulait très lentement – il passa devant un des petits postes du désert où jadis on pouvait trouver de l’essence, un pneu de rechange ou une consommation. Maintenant la maison était obscure et inhabitée et ne promettait aucune aide. Il passa et devant lui les rayons blancs de ses phares balayaient les ombres de la route ; le moteur ronflait ; que faire s’il s’arrêtait ?
Il avait fait une longue route quand la chienne près de lui se mit à gémir et à s’agiter. « Tais-toi », cria Ish ; la bête n’en continua pas moins à se plaindre et à se trémousser. « Oh ! ça va », dit-il et il stoppa, sans prendre la peine de se ranger au bord de la route.
Il descendit et ouvrit la portière. La chienne bondit à terre, décrivit quelques cercles mais sans prendre le temps de se soulager, elle leva soudain le museau et, avec une clameur trop sonore, semblait-il, pour un aussi petit corps, détala dans le désert. « Ici ! Ici ! » cria Ish, mais la chienne ne l’écouta pas et ses aboiements se perdirent dans le lointain.
Un silence de mort succéda à ses appels. Il sursauta, se rendant brusquement compte qu’un autre bruit aussi avait cessé. Le moteur, qui tournait au ralenti, avait calé. Pris de panique, le jeune homme sauta dans la voiture et appuya sur le démarreur. Le moteur aussitôt reprit son ronron. Le cœur d’Ish battait la chamade. Soudain il eut l’impression d’être le point de mire de milliers d’yeux invisibles ; il éteignit les phares et resta assis dans l’obscurité. « Voilà du propre ! » se dit-il.
Au loin, presque indistincts, résonnaient à nouveau les jappements de la chienne. Le son s’atténuait, puis reprenait de plus belle tandis que la bête tournait en rond à la poursuite d’un gibier quelconque. Ish songea à continuer sa route sans plus se soucier d’elle. Après tout, c’était elle qui s’était imposée. Puisqu’elle le lâchait maintenant en plein désert pour courir après le premier lapin venu, il se sentait quitte. Il débraya, mais ce fut pour s’arrêter au bout de quelques mètres. C’était trop lâche. La chienne, privée d’eau dans le désert, mourrait après d’atroces souffrances. En fait, il avait déjà contracté des devoirs envers elle, même si elle ne l’avait choisi qu’à des fins égoïstes. Accablé de solitude et de découragement, il eut un long frisson.