Il gravit la montagne qui domine Oatman et, sur l’autre versant, pour la première fois, trouva la route en partie bloquée devant lui. Ces derniers jours, un violent orage avait dû dévaster la région. Des trombes d’eau s’étaient abattues sur la pente et les conduits obstrués avaient déversé le long de la route des masses d’eau et de sable. Ish alla examiner de près les dégâts. En temps ordinaire, une équipe de cantonniers aussitôt alertée aurait déblayé le sable, nettoyé les conduits, remis tout en état. Personne n’ayant exécuté ces travaux, une couche de sable recouvrait la route. Plus bas, l’eau avait rongé le macadam sur une dizaine de centimètres au bord du chemin. À la prochaine tempête il y aurait davantage de sable, le bitume se fendillerait et le sable et les cailloux amoncelés formeraient un barrage infranchissable.
L’obstacle était encore peu sérieux et Ish passa sans trop de peine.
« Une brèche de quelques mètres et la plus belle route est inutilisable », pensa-t-il, et il se demanda combien de temps il pourrait circuler sans encombre. Cette nuit-là, de nouveau il coucha dans un lit et s’offrit une chambre dans le meilleur hôtel de Kingman.
Les bovins, les chevaux, les ânes, pendant des milliers de siècles ont vécu librement et ont erré à leur gré dans la forêt, la steppe et le désert. Puis l’homme a conquis le pouvoir et longtemps les bêtes à cornes, les chevaux, les ânes ont été ses esclaves. Son règne achevé, leur servitude a pris fin.
Attachées devant leur mangeoire dans les longues étables, les vaches, torturées par la soif, ont beuglé leur détresse et se sont tues. Parqués dans les enclos, les pur-sang aux pattes fines sont morts après une lente agonie.
Mais dans les vastes prairies, les herefords à blanc museau ont trouvé leur subsistance, et, même dans les fermes, le bétail a enfoncé les clôtures et repris sa liberté. Dans les prés, les chevaux et les ânes en font autant.
Les ânes recherchent le désert ainsi qu’aux anciens jours. Ils reniflent le vent d’est, galopent dans les lits des lacs desséchés et, à petits pas, gravissent les collines pierreuses ; les feuilles épineuses des buissons ne rebutent pas leur appétit peu délicat. Les béliers aux longues cornes leur tiennent compagnie.
Les chevaux préfèrent l’étendue illimitée des plaines. Ils mangent les pousses vertes du printemps, les graines fourragères de l’été, le foin de l’automne, et, l’hiver, le poil hérissé, ils grattent la neige pour trouver en dessous l’herbe séchée. Les cerfs à leurs côtés cherchent pâture.
Les plaines plus vertes et les forêts attirent les bêtes à cornes. Dans les fourrés, les vaches cachent leurs veaux nouveau-nés en attendant qu’ils soient assez grands pour les suivre. Les bisons sont leurs compagnons et leurs rivaux. Entre mâles des querelles sanglantes éclatent ; les plus forts seront définitivement vainqueurs et les bisons reprendront possession de leur ancien royaume. Alors les bovins s’enfonceront dans les bois et y trouveront un refuge.
À Kingman, l’électricité ne fonctionnait plus, mais l’eau coulait encore. Dans la petite cuisine de l’hôtel, le réchaud marchait au butane et la pression était normale. L’arrêt de la réfrigération électrique privait Ish d’œufs, de beurre et de lait. Mais il prit son temps et, après avoir pillé une épicerie, il prépara un excellent déjeuner : jus de pamplemousse, saucisses en conserve, crêpes, sirop. Il fit un grand pot de café qu’il additionna de sucre et de lait condensé. Princesse se régala de viande de cheval en conserve. Après déjeuner, à l’aide du marteau et du ciseau à froid, il perça le réservoir d’un camion, recueillit dans un bidon l’essence qui jaillissait et la transvasa dans le réservoir de sa voiture.
Il y avait des cadavres dans les rues, mais dans la chaleur sèche de l’Arizona, ils s’étaient momifiés au lieu de se décomposer et, s’ils n’étaient pas beaux à voir, du moins ils n’offusquaient pas les narines.
À quelque distance de Kingman, des pinèdes compactes se déroulaient à l’infini. La grand-route était à peu près le seul témoignage de la présence humaine. Aucun fil téléphonique ne la suivait, les clôtures étaient rares ; des pâturages s’étendaient à droite et à gauche, verdis par les pluies d’été et parsemés de petits arbres. L’élevage intensif, Ish ne l’ignorait pas, avait modifié l’aspect de la campagne, et la disparition de l’homme amènerait d’autres changements. Libérées de la menace des abattoirs, les bêtes à cornes se multiplieraient sans doute ; avant que leurs ennemis fussent assez nombreux pour en contrôler le nombre, elles auraient peut-être le temps de manger l’herbe jusqu’à la racine, de creuser des ravins, de transformer la physionomie du pays – ou bien, au contraire, des épidémies de piétin et de morve franchiraient les frontières libres du Mexique et anéantiraient les bovins. Ou bien les loups et les pumas proliféreraient rapidement. En tout cas, une chose était à peu près certaine : en vingt-cinq ou cinquante ans, la situation se stabiliserait et le monde peu à peu redeviendrait tel qu’il était avant l’apparition de la race blanche.
Les deux premiers jours, Ish avait été tenaillé par la peur ; le troisième, par réaction, il s’était grisé d’espace et de vitesse. Ce jour-là il n’était que calme et sérénité. Le silence qui s’était abattu sur le monde le pénétrait. Durant ses longs séjours dans les montagnes, il en avait goûté le silence sans l’analyser et ne s’était pas rendu compte que le bruit est une invention humaine. Les définitions de l’homme ne manquent pas, il en ajouterait une nouvelle : « L’animal créateur de bruit. » Il n’entendait maintenant que le ronron presque imperceptible de son moteur et n’avait pas besoin de klaxonner. Pétarades de camions, sifflets de trains, vrombissements d’avions, tout s’était tu. Les petites villes aussi étaient muettes, sans sirènes, ni carillons de cloches, ni vociférations de postes de radio, ni voix humaines. Peut-être était-ce la paix de la mort, mais en tout cas c’était la paix.
Ish roulait lentement, quoique sans crainte. Quand l’envie l’en prenait, il s’arrêtait pour regarder les spectacles qui s’offraient à ses yeux. À chaque halte, il se faisait un jeu de repérer quelques sons. Souvent, lorsqu’il avait coupé les gaz, le silence absolu régnait, même dans les villes. Parfois il entendait le ramage d’un oiseau ou le faible bourdonnement d’un insecte ; ou bien le murmure du vent dans les feuilles.
Un lointain roulement de tonnerre lui fit l’effet d’une agréable musique.
C’était l’après-midi, sur un haut plateau couvert de grands pins ; au nord, sous une capuche de neige, un pic se dessinait dans le ciel. À Williams, une locomotive, étincelante d’acier, stationnait dans la gare, à l’endroit où le mécanicien l’avait laissée ; il ne vit personne. À Flagstaff, un incendie avait détruit la plus grande partie de la ville ; tout était désert.
Un peu après Flagstaff, à un tournant de la route, deux corbeaux abandonnèrent une proie pour s’envoler à grands coups d’ailes. La nausée déjà aux lèvres, Ish s’approcha avec répugnance du lieu de ce sinistre repas, mais constata avec soulagement qu’il ne s’agissait que d’un mouton. Le corps gisait raide sur le bitume, la gorge ensanglantée. D’autres cadavres de moutons jonchaient les côtés de la route. Ish en compta vingt-six.
Des chiens ou des coyotes ? Il ne pouvait le dire, mais la scène était facile à reconstituer : traqué par ses ennemis, ce troupeau s’enfuyait à travers la prairie, et les moutons, qui se trouvaient à l’extérieur de la masse compacte ou qui en étaient séparés étaient abattus.