Un peu plus loin, il céda au caprice de prendre la petite route qui conduisait au Monument national de Walnut Canyon. La coquette maison du conservateur dominait le profond canyon parsemé des vestiges des demeures troglodytes. Ish profita de l’heure qui lui restait avant le crépuscule pour suivre l’étroit sentier et contempler avec un plaisir macabre ces décombres où jadis des hommes avaient vécu. Puis il revint sur ses pas et passa la nuit dans la maison au bord du canyon. L’eau d’une averse avait déjà coulé sous la porte. Personne ne l’avait épongée et elle formait une mare qui salissait le parquet. D’autres pluies tomberaient année après année, leurs dégâts s’accumuleraient et bientôt la coquette maison au bord du canyon tomberait en ruine et ne serait plus très différente de ces vieilles bicoques au pied des rochers. Et les ruines de deux civilisations se confondraient.
Les troupeaux eux aussi résisteront un certain temps. Même si les fauves les massacrent pour assouvir leur rage sanguinaire, des millions de moutons ne disparaissent pas en une journée ou un mois et des milliers d’agneaux continueront à venir au monde. Sur des millions, qu’importent quelques centaines de plus ou de moins. Cependant, non sans raison, « les brebis sans pasteur » ont été pour les hommes le symbole d’un peuple voué à l’extinction. Et un jour ou l’autre ils disparaîtront.
L’hiver ils errent lamentablement, aveuglés par la neige ; l’été, ils s’éloignent des cours d’eau et sont trop stupides pour retrouver leur chemin ; au printemps, les inondations les surprennent et les noient par centaines. Ils se jettent du haut des rochers et leurs corps en décomposition s’entassent dans les ravins ; et leurs prédateurs se multiplient – chiens retournés à l’état sauvage, loups, coyotes, pumas, ours. Des grands troupeaux, il ne restera plus que quelques lambeaux effrayés et traqués. Encore quelque temps et les moutons auront disparu de la surface de la Terre.
Voici des milliers d’années, elles ont accepté la protection du pasteur et ont perdu leur agilité et leur indépendance. Le berger n’est plus, elles le suivent dans la mort.
Le lendemain, Ish traversait les hautes plaines de la ligne de partage des eaux. C’était un riche pays d’élevage, et de nouveaux cadavres lui apprirent que les coyotes avaient attaqué les troupeaux. Très loin, au flanc d’une colline, il crut voir des moutons s’égailler en une fuite éperdue, mais il n’en était pas sûr.
Cependant un spectacle plus étrange frappa ses yeux : dans la prairie luxuriante, le long d’un cours d’eau des moutons broutaient paisiblement. Du regard il chercha le berger et sa maison roulante ; mais il n’aperçut que deux chiens. Le berger avait disparu mais, par habitude, les chiens continuaient leur tâche, rassemblaient les moutons, les forçaient à rester dans le pâturage aux alentours de la rivière et, sans doute, chassaient les maraudeurs qui, la nuit, flairaient une proie. Il fit halte pour mieux voir et garda Princesse près de lui sur le siège pour l’empêcher de troubler cette scène. Les deux chiens de berger, effrayés par l’auto, aboyèrent de toutes leurs forces et ramenèrent au centre du troupeau quelques brebis vagabondes. Hargneux et hostiles, ils restaient sur le qui-vive, à quelque cinq cents mètres. De même que, dans les villes, l’électricité se propageait encore le long des fils après la disparition de l’homme, dans les immenses étendues des pâturages les chiens assuraient la garde des troupeaux. Mais, pensa Ish, ce n’était pas pour bien longtemps.
La route traversait de vastes plaines. U.S. 66, déclaraient les bornes du chemin. C’était autrefois une voie importante, la route des Okies, qui menait en Californie ; elle avait fait le sujet d’une chanson populaire. On n’y voyait plus les grands cars à destination de Los Angeles passer comme des bolides ; plus de files de camions venant de l’est ou de l’ouest ; plus de carrioles où s’empilaient les meubles de quelque itinérant pour la cueillette des fruits ; plus d’autos étincelantes pleines de touristes curieux de danses indiennes ; pas même une charrette d’indien Navaho tirée par un cheval étique.
Le jeune homme descendit dans la vallée du Rio Grande, franchit le pont et monta la longue rue d’Albuquerque. C’était la plus grande ville qu’il traversait depuis qu’il avait quitté la Californie ; il fit résonner son klaxon et prêta l’oreille. Rien ne lui répondit et il jugea inutile de s’attarder.
Cette nuit-là, il coucha dans un hôtel à l’extrémité est d’Albuquerque d’où il apercevait la longue pente qui descendait vers le centre de la ville. L’obscurité régnait ; ici l’électricité ne fonctionnait déjà plus.
Le lendemain matin, il escalada la montagne et se trouva dans une région de buttes séparées par de vastes plaines. Une frénésie de vitesse s’empara à nouveau de lui et, sur les routes droites, il roulait à la vitesse maximum. Les buttes disparurent au loin. Il passa la frontière. Le Texas s’ouvrit devant ses yeux avec la monotonie du Panhandle[1]. Brusquement la chaleur devint torride. Autour de lui s’étendaient à l’infini des champs de chaume où les moissonneurs avaient déjà coupé les épis avant d’être fauchés à leur tour par la mort. Ce soir-là, il coucha dans les faubourgs d’Oklahoma.
Le matin il contourna la ville par un boulevard extérieur et s’engagea sur la route 66 en direction de Chicago, mais quelques kilomètres plus loin, un arbre déraciné bloquait le passage. Il descendit pour mieux se rendre compte. Un de ces ouragans, qui ravagent si souvent les plaines, s’était élevé. Devant une ferme un haut peuplier s’était abattu et cachait la route dans un enchevêtrement de feuilles et de branches. Une demi-journée de travail serait nécessaire pour se frayer un chemin dans ce fouillis de verdure. En un éclair, Ish comprit que c’était un épisode symbolique dans ce grand drame qu’il s’était donné pour mission d’observer. La route 66, une des plus renommées d’Amérique ! Et la voilà obstruée par la chute accidentelle d’un arbre ! Il était possible de déblayer le chemin, mais les effets de ces efforts seraient éphémères. Les orages couvriraient la route de boue, la terre des talus s’éboulerait ; une crue emporterait un pont. Dans quelques années, seul un pionnier dans un fourgon oserait s’engager sur la route 66 pour aller de Chicago à Los Angeles.
Ish pensa à faire un détour à travers champs, mais les pluies récentes avaient détrempé le sol. Sa carte routière lui indiqua qu’il trouverait à quinze kilomètres au sud un chemin qui le ramènerait sur la grand-route. Il fit demi-tour et revint en arrière.
Mais, quand il eut franchi les quinze kilomètres, il ne vit aucune raison pour retourner sur la 66. La route secondaire le menait droit vers l’est et, autant qu’il pouvait en juger, cette direction en valait une autre. « Cet arbre abattu, pensa-t-il, a peut-être changé tout le cours de l’histoire humaine. Qui sait ce qui m’attendait à Chicago ? Ailleurs, mon destin sera différent. »
Il traversa donc l’Oklahoma en direction de l’est. Partout la campagne était déserte. Les collines onduleuses, revêtues de chênes verts rabougris, n’avaient pas changé d’aspect. Dans les plaines, les champs de blé et de coton se succédaient. Le blé dru et vivace dressait ses épis au-dessus de l’ivraie ; il promettait une abondante récolte. Mais les mauvaises herbes étoufferaient vite le coton.
La chaleur de la canicule était accablante et, peu à peu, avait raison des habitudes de la vie civilisée. Ish continuait à se raser tous les matins, plus pour la sensation de bien-être que lui procurait cette opération que par souci esthétique, mais il n’avait pas coupé ses cheveux qui pendaient en longues mèches sur son cou. Il les tailla maladroitement avec des ciseaux. Il portait un blue-jean et une chemise ouverte. Tous les matins, il jetait la chemise et en enfilait une propre. Il avait perdu son feutre gris et, dans un bazar d’Oklahoma, il prit un chapeau de paille bon marché, pareil à ceux qui protègent du soleil les cultivateurs, en été.