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Cet après-midi-là, il pénétra dans l’Arkansas et, tout imaginaires que soient les frontières, il eut conscience d’un changement. Là, la sécheresse des plaines n’était plus qu’un souvenir, et le temps était chaud et humide. Aussi la végétation envahissait-elle les routes et les bâtiments. Déjà les vignes vierges et les rosiers grimpants avaient lancé des rejets qui se balançaient devant les fenêtres et pendaient aux avant-toits et au-dessus des porches. Les petites maisons avaient l’air de reculer timidement et de se cacher dans les bois. Les clôtures aussi disparaissaient. Plus de ligne de démarcation entre la route et la campagne environnante. Le gazon et les mauvaises herbes verdissaient les plus petites fentes du macadam ; d’audacieuses pousses de ronce se frayaient un passage au milieu de la chaussée. Les longues vrilles de quelque plante grimpante arrivaient jusqu’à la ligne blanche qui coupait en deux la route, et rejoignaient celles venues de l’autre côté.

Les pêches étaient mûres et Ish apporta quelque variété à ses menus de conserves en pillant un verger. À son approche, quelques porcs, qui se régalaient de fruits tombés, décampèrent. Cette nuit-là, il coucha à North Little Rock.

Les porcs de race meurent dans leurs porcheries modèles et les grosses truies grognent pour réclamer leur pâtée, mais dans maintes fermes, les cochons errent librement sans clôture. Ils n’ont pas besoin de l’homme. Par temps chaud, ils recherchent les marécages près des fleuves, y font leur demeure et se vautrent dans la boue avec des grognements de volupté. La fraîcheur les ramène dans les bois de chênes où ils se gavent de glands. Les nouvelles générations auront des pattes plus agiles, un corps plus mince, des défenses plus longues. La fureur des mâles fait même reculer le loup et l’ours. Comme l’homme, ils mangent la chair, les volailles, les tubercules, les noix, les fruits. Ils vivront.

Le lendemain matin, aux abords d’une petite ville, Ish sursauta : ses yeux tombaient sur le spectacle inattendu d’un jardin désherbé avec soin et bien entretenu. Il s’arrêta, descendit de voiture et, pour la première fois, trouva ce qu’on pouvait, en amplifiant un peu les faits, appeler un groupe social. C’étaient des Noirs – un homme, une femme qui n’était plus de la première jeunesse, un jeune garçon. La taille lourde de la femme promettait la venue prochaine d’un quatrième citoyen.

Ils étaient craintifs. Le garçon se tenait à l’écart, curieux, mais effrayé, occupé à se gratter la tête, sans doute peuplée de poux. La femme gardait le silence et ne répondait qu’aux questions directes. L’homme avait enlevé son chapeau de paille et nerveusement pétrissait entre ses doigts le bord dépenaillé ; des gouttes de sueur, nervosité ou chaleur du matin, coulaient sur son front noir et luisant.

Ish comprenait à peine le grossier dialecte que la gêne rendait plus inintelligible encore. Il comprit cependant que ces gens ne connaissaient pas d’autres rescapés dans le voisinage ; en réalité ils n’étaient au courant de rien, car, depuis le désastre, ils n’avaient quitté leur demeure que pour de courtes promenades à pied. Ce n’était pas une famille, mais l’association fortuite de survivants – trois êtres humains qui, contrairement à la loi des probabilités, avaient échappé à l’épidémie dans une même petite ville.

Ish se rendit bientôt compte qu’ils étaient encore sous le coup de la catastrophe et aussi qu’ils avaient conservé les préjugés tenaces de leur ancienne existence. Ils osaient à peine parler en présence d’un Blanc et ne levaient jamais les yeux sur lui.

Malgré leur répugnance évidente, Ish examina leur demeure. Bien qu’ils eussent pu choisir entre toutes les maisons de la ville, ils se contentaient de la cabane grossière où la femme habitait avant le désastre. Sans entrer, Ish, par la porte ouverte, vit le lit et les chaises branlantes, le poêle de fonte, la table recouverte d’une toile cirée et les mouches qui bourdonnaient autour des provisions que rien ne protégeait. L’extérieur était mieux. Ils avaient un jardin magnifique, un joli carré de blé et ils cultivaient un petit champ de coton ; que diable feraient-ils du coton, c’était là le mystère. Apparemment, ils continuaient à exécuter les besognes habituelles aux gens de leur milieu et de leur race et ils en éprouvaient une impression de sécurité.

Ils avaient des poulets dans un poulailler et quelques porcs. Leur embarras naïf lorsque l’attention d’Ish se porta sur les porcs avouait clairement qu’ils les avaient chapardés dans une ferme. L’homme blanc les obligerait peut-être à une restitution.

Ish leur demanda des œufs frais et, en échange d’une douzaine, leur offrit un dollar. Ce marché les combla de joie. Au bout d’un quart d’heure, tous les sujets de conversation épuisés, Ish remonta dans son auto, au grand soulagement de ses hôtes rétifs.

Il resta un moment devant le volant, plongé dans ses pensées. « Si je restais ici, songeait-il, je pourrais vivre en monarque absolu. Cela ne leur ferait aucun plaisir, mais l’atavisme aidant, ils se résigneraient, je crois – ils cultiveraient des légumes, élèveraient pour moi de la volaille et des porcs et j’aurais une vache ou deux. Ils travailleraient et je n’aurais qu’à me tourner les pouces. Je serais roi, du moins pour ces trois Noirs. »

Mais cette idée ne le retint pas et il démarra en pensant que ces Noirs avaient, mieux que lui, tiré parti de la situation. Comme un nécrophage, il s’engraissait des restes de la civilisation ; eux, du moins, ils avaient une existence stable et créatrice, au contact de la terre, et pourvoyaient à leurs besoins par leur propre travail.

Sur les cinq cent mille espèces d’insectes, quelques douzaines seulement s’aperçoivent de la disparition de l’homme ; les seuls à être menacés d’extinction sont les trois espèces parasites de l’homme. Si ancienne, sinon honorable, est cette association qu’elle a servi d’argument en faveur de la théorie darwinienne : les anthropologistes, en effet, ont remarqué que toutes les tribus isolées font sur leur corps la chasse aux mêmes parasites, et ils en ont conclu que c’est le legs de nos ancêtres, les premiers hommes singes, à leurs descendants.

Depuis ces temps reculés, au cours des millénaires, ces parasites se sont adaptés de leur mieux à leur univers, le corps de l’homme. Ils formaient trois tribus qui avaient pour domaines respectifs, la tête, les vêtements, les parties sexuelles. Ainsi, malgré leurs différences raciales, ils observaient les termes tacites d’une alliance tripartite et donnaient à leur hôte un exemple à suivre. Mais leur adaptation parfaite au corps humain leur a ôté la possibilité d’exploiter un autre hôte.

La chute de l’homme entraîne donc leur propre ruine. Quand ils ont senti que leur univers se refroidissait, ils se sont mis à la recherche d’un autre monde habitable et, faute d’en trouver, sont morts. Des myriades ont connu ainsi une fin pitoyable.

Peu de lamentations salueront le convoi funèbre de l’Homo sapiens. Le Canis familiaris, individuellement, poussera peut-être quelques hurlements, mais, représentant d’une espèce abreuvée de coups de pied et de jurons, il se réjouira et s’en ira rejoindre ses frères sauvages. Que l’Homo sapiens cependant se console à l’idée que son enterrement sera suivi par trois pleureurs sincères.