Une clôture est une réalité et c’est en même temps un symbole. Entre les troupeaux et les récoltes, la clôture s’élevait comme un fait ; mais entre le seigle et l’avoine, ce n’était qu’un symbole, car, du seigle et de l’avoine, aucun ne dévorerait l’autre. À cause des clôtures, la terre était morcelée en tronçons et en lopins. Le pâturage, brusquement arrêté par la clôture, faisait place au champ labouré ; de l’autre côté du champ, le long de la clôture, courait la grand-route et, après la grand-route, venait le verger, puis une autre clôture qui protégeait les pelouses et la maison, et encore une autre autour de la basse-cour. Une fois toutes les clôtures abattues – réelles ou symboliques – il n’y a plus ni tronçons ni lopins de terre, ni changements brusques, mois d’imprécises ondulations où les couleurs s’estompent, où fleurs et plantes se confondent comme au commencement des siècles.
De nouveau Ish perd la notion du temps. Il ne parcourt pas de longues distances ces derniers jours, la pluie tombe trop fort et les routes ne sont pas droites et lisses comme celles de l’Ouest. De plus il a perdu tout appétit de vitesse. Il se dirige vers le nord-ouest, franchit les collines du Kentucky, traverse les terres d’alluvions de l’Ohio et entre en Pennsylvanie.
Il fait preuve de plus d’initiative et cueille du blé vert dans les champs envahis par les herbes. Il y a aussi les baies mûres et les fruits. De temps en temps, dans un jardin, il trouve une ou deux laitues respectées par les limaces. Souvent il arrache des carottes et les mange crues, car il a toujours beaucoup aimé les carottes ainsi. Il a tué un cochon de lait et avec son fusil a tiré deux perdreaux. Un jour, avec Princesse, enfermée dans l’auto malgré ses protestations bruyantes, il a passé deux heures délicieuses à suivre des dindons qui décampaient dès qu’ils étaient à portée de fusil. Enfin il réussit à s’approcher assez pour abattre un mâle. Ce volatile, quelques semaines plus tôt, était l’hôte d’une basse-cour, mais il était retourné à l’état sauvage et, en butte à la convoitise des renards et des pumas, il était devenu aussi rusé que s’il avait toujours vécu dans les bois.
Entre deux ondées le temps était chaud et, quand il en avait envie, Ish se déshabillait et piquait une tête dans quelque rivière aux eaux tentantes. L’eau des robinets avait mauvais goût, il buvait aux sources et aux puits ; d’ailleurs, les grands fleuves eux-mêmes, jugeait-il, ne recevaient plus les eaux des égouts ni les déchets des usines.
Habitué désormais à l’aspect des villes, il pouvait conjecturer si elles étaient entièrement vides ou si, à force de recherches, il avait quelque chance de trouver un survivant ou deux. Les magasins de spiritueux étaient souvent pillés. Les autres maisons, en général, restaient intactes ; çà et là pourtant une banque montrait des traces d’effraction ; l’argent semblait conserver son prestige. Dans les rues errait parfois un porc ou un chien, plus rarement un chat.
Même dans ces régions jadis si populeuses, les cadavres étaient relativement peu nombreux et la puanteur moins nauséabonde qu’il ne l’avait craint. La plupart des fermes et nombre de petites villes avaient été abandonnées ; les derniers habitants avaient gagné les grands centres pour recevoir des soins médicaux, quand ils ne s’enfuyaient pas en pleine montagne dans l’espoir d’échapper à l’épidémie. Dans les faubourgs des grandes villes, des tas de terre indiquaient les endroits où les bulldozers avaient fonctionné jusqu’aux derniers jours. Bien entendu, à la fin, beaucoup de corps étaient restés sans sépulture, mais c’était habituellement dans le périmètre des hôpitaux qui avaient servi de points de concentration. Averti par son odorat, Ish évitait ces charniers ou passait en trombe.
Les survivants, le plus souvent, étaient des gens isolés, de temps en temps des couples. Ils ne bougeaient pas de leur maison. Parfois ils s’efforçaient de le retenir, mais jamais ils n’offraient de l’accompagner. Il n’avait pas encore trouvé le compagnon souhaité. En cas de besoin, pensait-il, il pourrait revenir.
La campagne se transformait plus rapidement que les villes, bien qu’on n’eût pas imaginé cela au début. Les mauvaises herbes envahissaient les champs. Dans cette région, le désastre avait eu lieu avant les moissons, et, des épis alourdis, tombait une pluie de grains de blé. Les vaches et les chevaux erraient en liberté, les palissades s’effondraient un peu partout. Çà et là, un champ de blé, protégé par une clôture solide, restait intact, mais, le plus souvent, les animaux avaient pratiqué des brèches et s’étaient introduits à l’intérieur.
Un matin il traversa la rivière Delaware pour entrer dans l’État de New Jersey ; au début de l’après-midi il serait à New York.
CHAPITRE IV
Vers midi il atteignit l’autoroute Pulaski. À l’âge de quinze ans, il était venu là en auto avec son père et sa mère. La circulation intense l’avait terrifié ; les camions et les voitures arrivaient en trombe, semblant venir de tous les côtés à la fois, puis brusquement disparaissaient comme par enchantement en s’engouffrant dans les passages souterrains. Il se rappelait que son père surveillait avec anxiété les signaux lumineux et que sa mère, nerveuse et apeurée, lui donnait des conseils. Mais maintenant Princesse dormait près de lui et il roulait seul sur l’autoroute.
De loin il aperçut le faîte des gratte-ciel, gris perle sur un ciel nuageux ; en raison d’une récente ondée, le temps était frais pour la saison.
À la vue des gratte-ciel, une étrange émotion lui serra le cœur. Il comprenait maintenant à quel obscur mobile il avait obéi en mettant le cap sur New York. Pour tout Américain, cette ville était le centre du monde. Les événements survenus là, tôt ou tard, devaient se répercuter partout ailleurs : « Si Rome périt, le monde s’écroule. »
Arrivé au carrefour au-dessus de Jersey City, il fit halte au milieu de l’autoroute pour lire les indications. Son arrêt ne déclencha pas derrière lui une cacophonie de grincements de freins, de coups de klaxon, d’injures de chauffeurs furieux, d’ordres d’agents transmis par les haut-parleurs. « Du moins, pensa-t-il, la vie est plus calme. » Très haut dans le ciel, un oiseau – une mouette sans doute – poussa deux cris rauques à peine perceptibles. Son moteur tournait au ralenti avec un ronron aussi berceur qu’un bourdonnement d’abeille. Au dernier moment, Ish ne put se décider à emprunter un des passages souterrains. Livrés à l’abandon, ils étaient peut-être remplis d’eau et il avait vaguement peur de ne plus pouvoir en sortir. Il fit demi-tour, traversa le pont désert George-Washington et arriva à Manhattan.
Couchée dans les bras de ses fleuves, la cité vivra encore de longues années. Le temps a peu de prise sur la pierre, la brique, le béton armé, l’asphalte, le verre. L’eau y imprime des taches noires, la mousse les verdit, quelques brins d’herbe poussent dans les lézardes, mais la surface seule est atteinte. Une vitre branle et une rafale de vent la brise. L’orage détache les tuiles d’une corniche. Un mur s’incline, ses bases rongées par les pluies ; quelques années plus tard, il s’écroule et ses briques jonchent la rue. Les frimas accomplissent leur œuvre ; en mars, au dégel, la pierre s’écaille. C’est un lent effritement. Les eaux de pluie remplissent les caniveaux et s’écoulent dans les égouts, et si les égouts se bouchent, elles s’en vont jusqu’aux fleuves. La neige s’amoncelle dans les creux et au coin des rues ; personne ne la déblaie. Au printemps elle fond et remplit aussi les rigoles. De même que dans le désert, une année passe comme une heure de la nuit, un siècle est ici pareil à un jour.