Выбрать главу

D’ailleurs, la cité a beaucoup de ressemblances avec le désert. Sur le sol, revêtu de goudron et d’asphalte, les eaux de pluie se divisent en deux torrents pour gagner les fleuves. Çà et là, dans une fissure, la mousse se glisse sournoisement et les herbes vigoureuses prospèrent, mais ni arbres, ni vignes, ni hautes graminées ne prennent racine. Les grands arbres, faute de soins, meurent le long des avenues. Les cerfs et les lapins évitent les rues vides ; les rats eux-mêmes décampent. Seules les créatures ailées trouvent là leur refuge : les oiseaux font leur nid sur les hautes corniches ; soir et matin, les fenêtres aux vitres cassées livrent passage aux chauves-souris. Oui, la cité a encore des siècles de vie devant elle.

Ish avait l’intention de suivre Broadway jusqu’à Battery. Mais à la 170e Rue un écriteau proclamait « Rue barrée » et une flèche lui enjoignait de faire un détour vers l’est. Rien ne l’empêchait de passer, mais par caprice il obéit docilement. Il s’engagea dans l’avenue d’Amsterdam et prit de nouveau la direction du sud. Ses narines lui indiquaient que le centre médical avait été l’un des derniers points de concentration et que l’écriteau en détournait les automobilistes.

L’avenue d’Amsterdam était vide. Sûrement, quelque part dans cet entassement de béton armé, de briques, de mortier, de plâtre, dans ces trous et ces grottes que les hommes avaient baptisés « chambres », « salons », « cuisines », des êtres humains continuaient à vivre. La catastrophe avait été presque universelle et dans Manhattan surpeuplé, l’épidémie avait certainement fait plus de ravages qu’ailleurs. Et ce qu’il appelait le Coup de Grâce avait dû être encore plus dur pour cette population urbaine. Néanmoins Ish savait par expérience que toutes les villes avaient leurs rescapés ; sur ses millions d’habitants, Manhattan en comptait bien quelques-uns. Mais il ne se donna pas la peine de klaxonner ; un individu isolé çà et là n’avait que peu d’intérêt, il le savait.

Il continua, rue après rue, sans apercevoir le moindre signe de vie. Les nuages s’étaient dispersés et le soleil brillait très haut, mais les trottoirs étaient aussi vides que si la lune avait été à sa place ; et même à 3 heures du matin jadis, il aurait bien rencontré un agent de police en train de faire sa ronde ou une auto en maraude. Il passa devant un terrain de sport désert lui aussi.

Quelques voitures stationnaient devant les maisons. Il se rappela que son père lui avait montré Wall Street assoupi dans la torpeur d’un dimanche matin. Aujourd’hui le silence était plus pesant encore.

Près du stade Lewisohn, deux chiens maigres – premier signe de vie – furetaient dans un passage. Dans la rue voisine, quelques pigeons prirent leur vol, ce fut tout.

Plus loin, il longea les bâtiments en briques rouges de l’université de Colombia et s’arrêta devant la haute cathédrale. Elle était inachevée et le resterait.

Il poussa la porte et entra. Une seconde il eut l’horrible pensée que la nef serait pleine des cadavres de fidèles réunis là pour passer leurs dernières heures en prières. Mais ses craintes étaient vaines. Il s’engagea dans un bas-côté et visita l’une après l’autre les petites chapelles de l’abside où Anglais, Français, Italiens et autres de cette cité polyglotte et grouillante s’étaient agenouillés pour prier. Le soleil ruisselait à travers les vitraux. C’était aussi beau que dans son souvenir. Il eut un désir éperdu de tomber à genoux au pied de l’un de ces autels. « Il n’y a pas d’athées dans un trou d’obus », se dit-il, et qu’était le monde maintenant sinon un immense trou d’obus. Mais les événements n’étaient pas de nature à démontrer que Dieu s’intéressait particulièrement aux hommes, masses ou individus.

Il redescendit par l’allée principale et, avant de sortir, il se retourna pour contempler la nef et se pénétrer de sa beauté. Il se sentait la gorge serrée. C’en était donc fini des luttes et des aspirations de l’homme… Il sortit dans la rue déserte et remonta dans la voiture.

Devant le parvis de la cathédrale il vira vers l’est et, bravant les signalisations, entra dans Central Park et suivit la rive est ; ce jour d’été, les gens avaient peut-être été attirés par le parc comme en temps normal. Mais il ne rencontra aucun promeneur. De sa précédente visite, enfant, il avait gardé le souvenir de nombreux écureuils, mais les écureuils avaient disparu ; les chiens et les chats affamés avaient déjà dû leur régler leur compte. Un bison broutait une pelouse, un peu plus loin c’était un cheval. Il passa derrière le Metropolitan Muséum et il aperçut l’Obélisque de Cléopâtre, veuve de tant de générations d’hommes. Arrivé à la statue de Sherman, il prit la 5e Avenue et un bout de psaume chanta dans sa mémoire : « Maintenant à quoi vous servent vos victoires ? »

Île à l’intérieur d’une autre île, le rectangle vert du parc demeurera. Son sol découvert reçoit les bienfaits des pluies et du soleil. La première saison, l’herbe grandit ; les semences tombent des arbres, des buissons, et les oiseaux en apportent de nouvelles. Encore deux saisons, trois saisons, et les jeunes arbres impatients de vivre seront sortis de terre. Encore vingt années, et ce ne sera plus qu’une jungle où chaque arbre s’efforcera de monter plus haut que ses voisins pour capter la lumière ; là, les vigoureuses essences indigènes, le frêne vivace et envahisseur et l’érable auront étouffé les délicates plantes exotiques jadis protégées par l’homme. La piste cavalière s’effacera, un épais tapis de feuilles mortes recouvrira les routes étroites. Encore cent ans, et une forêt de haute futaie s’élèvera, toute trace de l’homme ayant disparu, à l’exception d’une arche de pierre qui enjambe encore un ruisseau et forme une étrange grotte. La biche entre dans les bois, le chat sauvage bondit sur le lapin et la perche prend ses ébats dans le lac.

Dans les hautes vitrines des magasins de modes, les mannequins aux poses affectées arboraient toujours des toilettes multicolores et des bijoux étincelants, mais la 5e Avenue se déployait déserte devant Ish, aussi morte que la rue principale de Podunk un dimanche matin. Une bijouterie de luxe avait été fracturée. « J’espère, pensa Ish, que le voleur avait un bon estomac pour digérer des diamants, pauvre bougre ! Non, mieux vaut penser que ces jolis cailloux l’ont séduit par leur beauté et qu’il était pareil aux enfants qui ramassent des galets sur une plage. Peut-être les saphirs et les rubis l’ont-ils consolé de mourir. » Dans l’ensemble pourtant l’ordre régnait le long de la 5e Avenue. « La mort a été miséricordieuse, songea-t-il. Oui, la 5e Avenue est un beau cadavre. »

Au centre Rockefeller quelques pigeons s’envolèrent ; le bruit d’un unique moteur suffisait maintenant à les déranger. À la hauteur de la 42e Rue, pris d’un brusque caprice, il stoppa au milieu de la 5e Avenue et descendit, laissant Princesse dans l’auto.

Le trottoir vide de la 42e Rue lui paraissait ridiculement large. Il pénétra dans la grande gare centrale, et sonda du regard l’immensité de la salle d’attente.

« Ohé ! » cria-t-il de toutes ses forces et, avec un plaisir enfantin, il écouta l’écho qui s’éveillait sous la haute voûte et répétait son cri dans la salle déserte.

De retour dans la rue, une porte tambour attira ses regards.

Il la poussa distraitement : devant lui le vestibule d’un grand hôtel déroulait sa perspective entre deux rangées de profonds fauteuils et de canapés.

La porte franchie, l’idée lui vint de s’approcher du bureau et d’entamer une conversation imaginaire avec l’employé de la réception. Il avait télégraphié de… voyons, Kansas City ferait très bien l’affaire… pour retenir une chambre. Oui, et il avait reçu confirmation. À quoi rimaient maintenant ces excuses ? Mais cette lubie saugrenue fut de courte durée. Avec ces mille chambres vides, et le pauvre employé Dieu sait où ? La plaisanterie n’était pas très drôle.