Même dans cette dernière édition d’un journal qui ne paraîtrait plus, ils ne l’ignoraient pas, messieurs les journalistes n’avaient pas oublié d’insérer quelques-unes de ces nouvelles sensationnelles qui faisaient leurs délices. À Omaha, un fanatique avait parcouru les rues, tout nu, en prédisant la fin du monde et l’ouverture du Septième Sceau. À Sacramento, une folle avait ouvert les cages d’une ménagerie de cirque de peur que les animaux ne mourussent de faim et elle avait été écharpée par une lionne. De caractère plus scientifique : le directeur du jardin zoologique de San Diego observait que ses singes mouraient rapidement, mais que les autres animaux se montraient réfractaires à l’épidémie.
À mesure qu’il lisait, Ish se sentait défaillir d’horreur devant cette marée montante de catastrophes ; l’idée de sa solitude l’atterrait. Cependant il continuait sa lecture, hypnotisé.
La race humaine avait, semblait-il, péri avec héroïsme. Beaucoup de gens, disait-on, fuyaient les villes, mais ceux qui restaient, autant qu’il pouvait s’en rendre compte par ce journal vieux d’une semaine, n’avaient pas donné le spectacle d’une honteuse panique. La civilisation avait battu en retraite, mais en emportant ses blessés, en faisant face à l’ennemi. Médecins et infirmières étaient restés à leur poste et des milliers de volontaires leur avaient offert leurs services. Dans les cités, des quartiers entiers servaient de zones d’hospitalisation et de points de concentration. Tout commerce avait cessé, mais le ravitaillement était distribué comme dans une ville en état de siège.
Bien que la population eût diminué d’un tiers, les services du téléphone, de l’eau, de l’électricité fonctionnaient encore. Afin d’éviter une horreur sans nom qui aurait entraîné une démoralisation complète, le gouvernement avait édicté des lois rigoureuses pour que les morts fussent immédiatement enterrés dans des fosses communes.
Ish lut le journal, puis le relut d’un bout à l’autre plus attentivement. Rien d’autre ne le sollicitait. Lorsque, pour la seconde fois, il fut arrivé à la dernière ligne, il alla s’asseoir dans sa voiture. Il n’avait, il s’en rendait bien compte, aucune raison de s’installer dans la sienne plutôt que dans une autre. Le droit de propriété n’existait plus, et cependant il se sentait plus à l’aise à sa place accoutumée. Le chien grassouillet déambula de nouveau le long de la rue, mais il se garda bien de l’appeler. Il resta longtemps plongé dans ses pensées ; pourtant il était incapable de réfléchir ; son esprit ruminait sans cesse les mêmes idées sans aboutir à aucune conclusion.
Le soleil déclinait quand enfin il sortit de sa torpeur. Il débraya et descendit la rue avec des arrêts pour faire longuement retentir son klaxon. Il s’engagea dans une rue latérale et fit le tour de la ville en lançant des appels réguliers. La bourgade était peu étendue et, en un quart d’heure, il était revenu à son point de départ. Il n’avait vu personne et n’avait reçu aucune réponse. Il avait aperçu quatre chiens, plusieurs chats, un grand nombre de poules dispersées, une vache qui paissait dans un terrain vague, une longe cassée au cou. Un gros rat flânait sur le perron d’une maison cossue.
Sans s’arrêter dans le centre, Ish poursuivit sa route et fit halte devant une résidence qui lui avait paru plus belle que toutes les autres. Il sauta à terre, le marteau à la main. Cette fois, il n’hésita pas devant la porte fermée, frappa violemment à trois reprises et la porte s’effondra à l’intérieur. Selon ses prévisions, un beau poste de radio se trouvait dans le salon.
Rapidement, il visita le rez-de-chaussée et le premier étage. « Il n’y a pas une âme », conclut-il. Puis le sous-entendu macabre de ses mots frappa son esprit. « Pas une âme… pas même un corps ! »
Ces deux phrases étroitement unies bourdonnant dans sa tête, il revint dans le salon. Il tourna le bouton du poste et les lampes s’allumèrent aussitôt. Il leur laissa le temps de chauffer et déplaça lentement l’aiguille sur le cadran. Seuls de faibles parasites firent vibrer ses tympans sur le qui-vive ; aucun programme n’était en cours. Il essaya des ondes courtes, mais elles gardèrent aussi le silence. Méthodiquement il explora toutes les longueurs d’ondes. Les émissions, si elles continuaient encore, ne se succédaient plus sans interruption, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Il laissa la radio à une longueur d’onde qui était – ou avait été – celle d’une puissante station. Si l’on donnait un bulletin d’information, il l’entendrait. Ceci fait, il s’allongea sur le divan.
Malgré l’horreur de la situation, il gardait la curiosité détachée d’un spectateur qui assiste au dernier acte d’une tragédie. Et c’était, il s’en rendait compte, l’essence même de sa personnalité. Il restait ce qu’il était, ou avait été – le temps du verbe importait peu – un intellectuel, un savant en herbe, porté à analyser les événements plutôt qu’à y participer.
Et, l’esprit attentif aux moindres phénomènes, ce fut avec une satisfaction ironique, quoique passagère, qu’il vit dans le désastre la démonstration d’un aphorisme énoncé un jour par son professeur d’économie politique : « Les malheurs attendus n’arrivent jamais ; c’est du côté où l’on ne regarde pas que tombe la tuile. » L’humanité tremblait d’effroi à l’idée d’une destruction totale par la guerre, elle vivait dans un cauchemar d’explosions, de villes qui sautaient avec leurs habitants, d’hécatombes d’animaux, tandis que toute végétation disparaissait de la surface du globe. Mais en réalité, semblait-il, c’était l’humanité seule qui avait été supprimée catégoriquement, sans trop de remous. Les survivants, pensa vaguement Ish, si en fin de compte il en restait, seraient les rois de la terre.
Il s’installa confortablement sur le divan ; la soirée était chaude. Affaibli par la maladie et brisé par tant d’émotions, il ne tarda pas à s’endormir.
Très haut dans le ciel se déroule l’harmonieux ballet de la Lune, des planètes et des étoiles ; les yeux leur manquent et elles ne voient point ; cependant l’homme, depuis les premiers essors de son imagination, se berce de l’illusion qu’elles contemplent la Terre.
Conservons cette chimère et supposons quelles se penchent sur la Terre cette nuit-là, que voient-elles ?
Eh bien, nous sommes obligés de l’avouer, elles ne constatent aucun changement. La fumée des cheminées d’usines, des maisons et des feux de camp ne ternit plus l’atmosphère il est vrai, mais de lourdes volutes montent encore des volcans et des incendies de forêts. Vue de la Lune, notre planète, sans nul doute, cette nuit-là présente sa splendeur accoutumée – elle n’est ni plus éclatante, ni plus sombre.
Le jour brillait quand Ish s’éveilla. Il ouvrit et ferma la main : la douleur avait disparu et seule la région de la morsure restait endolorie. Sa tête ne lui faisait plus mal et il comprit que l’autre maladie, en admettant qu’il eût souffert d’une autre maladie, était en voie de guérison. Soudain il tressaillit, frappé d’une pensée nouvelle. L’explication lui sautait aux yeux : le microbe de l’épidémie s’était bel et bien attaqué à lui, avait lutté dans son sang avec le venin du serpent, et tous deux s’étaient mutuellement détruits. Cette hypothèse était l’explication la plus simple du mystère de sa guérison.
Couché sur le divan, il restait calme et immobile. Les fragments épars du puzzle peu à peu prenaient leur place. Les visiteurs qui avaient décampé, saisis de panique à la vue d’un malade dans la cabane, étaient de malheureux fuyards, affolés à l’idée que l’épidémie les avait précédés. L’auto qu’il avait entendue sur la route en pleine nuit emportait d’autres fuyards… peut-être les Johnson. Le chien surexcité s’efforçait de lui raconter dans son langage les étranges événements dont la centrale électrique avait été le théâtre.