Ce n'est que plus tard dans le mois qu'Harry se montra en pleine journée. Keira creusait délicatement la terre, espérant enfin découvrir quelque chose, le jeune garçon s'approcha. Le moment qui suivit fut des plus singuliers. Sans se soucier qu'Harry la comprenne, Keira lui expliqua chacun de ses gestes, pourquoi il était si important pour elle de chercher sans relâche ces minuscules fragments fossilisés, comment chacun d'eux témoignerait peut-être de la manière dont l'homme était apparu sur notre planète.
Harry revint le lendemain à la même heure, et passa cette fois tout l'après-midi en compagnie de l'archéologue. Il fit de même les jours suivants, arrivant toujours avec une ponctualité déconcertante – Harry n'avait pas de montre. Les semaines passèrent et sans que personne ne s'en rende vraiment compte, le petit garçon ne quitta plus le campement. Avant chaque repas, midi et soir, il subissait sans rechigner la corvée du cours de vocabulaire que lui dispensait Keira.
Ce soir, elle aurait voulu entendre encore une fois ses pas, comme lorsqu'il rôdait autour de sa tente en attendant qu'elle l'autorise à y entrer. Elle lui aurait raconté une légende africaine, elle en connaissait beaucoup.
Comment prendre la route demain, sans même l'avoir revu ? Un départ sans un mot, c'est pire qu'un abandon, le silence est une trahison. Keira prit dans sa main le cadeau qu'Harry lui avait fait un jour. Au bout d'une cordelette en cuir qui ne quittait jamais le tour de son cou pendait un étrange objet. Triangulaire, il était lisse et dur comme l'ébène ; il en empruntait la couleur, mais avait-il vraiment été taillé dans ce bois ? Keira n'en savait rien. L'objet ne ressemblait à aucune parure tribale ; même le chef du village n'avait pu en définir l'origine. Lorsque Keira le lui avait montré, le vieil homme avait hoché la tête, il ignorait de quoi il s'agissait, peut-être ne devrait-elle pas le garder sur elle. Mais c'était un cadeau d'Harry... Quand Keira l'avait interrogé sur sa provenance, le garçon avait expliqué l'avoir trouvé un jour sur l'îlot situé au milieu du lac Turkana. C'est en descendant avec son père dans le cratère d'un ancien volcan éteint depuis des siècles, là où la terre regorge d'un limon fertile, qu'il avait trouvé ce trésor.
Keira le replaça sur sa poitrine et ferma les yeux, cherchant ce sommeil qui ne venait pas.
Au petit matin, elle rassembla son paquetage et réveilla ses collègues. Un long voyage les attendait. Après avoir avalé un petit déjeuner frugal, l'équipage se mit en route. Les pêcheurs leur avaient offert deux pirogues, chacune pouvait accueillir quatre personnes. En différents endroits, il faudrait rejoindre la terre ferme, porter les embarcations pour contourner des chutes.
Les villageois s'étaient réunis sur la berge. Seul un petit homme manquait à l'appel. Le chef d'équipe serra Keira dans ses bras, il avait bien du mal à cacher son émotion. Puis on embarqua à bord des canoës ; les enfants entrèrent dans l'eau pour les aider à s'éloigner de la rive, et le courant fit le reste, les entraînant doucement.
Au cours des premiers miles parcourus, on voyait des mains s'agiter depuis les champs voisins. Keira restait silencieuse, guettant celui qu'elle espérait encore voir. Lorsque le fleuve bifurqua avant de se perdre entre deux hautes parois rocheuses, ses derniers espoirs s'évanouirent. On était déjà bien trop loin.
– C'est peut-être mieux comme ça, souffla Michel, un collègue français de Keira, celui avec lequel elle s'entendait le mieux.
Elle aurait voulu lui répondre, mais sa gorge était nouée.
– Il retournera à sa vie, poursuivit Michel. Ne t'en fais pas. Tu n'as rien à regretter ; sans toi Harry serait probablement mort de faim, et puis le chef du village t'a promis de s'occuper de lui.
Et soudain, tandis que le fleuve s'enfonçait un peu plus, la silhouette d'Harry apparut sur une minuscule grève. Keira se leva si brusquement que l'embarcation manqua de chavirer. Michel rétablit l'équilibre, ses deux autres collègues râlaient. Keira n'écoutait pas leurs remontrances, elle n'avait d'yeux que pour le jeune garçon qui se tenait accroupi et la regardait de loin.
– Je reviendrai Harry, je te le jure ! cria-t-elle.
L'enfant ne répondit pas. Avait-il seulement entendu ?
– Je t'ai cherché partout, hurla-t-elle, du plus fort qu'elle le pouvait. Je ne voulais pas partir sans te revoir. Tu vas me manquer petit bonhomme, dit-elle en sanglots. Tu vas tellement me manquer. Je te jure que je reviendrai, il faut que tu me croies, tu m'entends ? Je t'en supplie Harry, fais-moi un geste, un petit signe de rien du tout pour me dire que tu m'entends.
Mais l'enfant ne fit aucun geste, pas le moindre signe. Sa silhouette disparut bientôt dans le tournant du fleuve ; la jeune archéologue ne vit jamais la main du jeune garçon qui lui offrait un adieu fragile.
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1- Tas de pierres.
2- Système de quadrillage du terrain de fouilles mis en place afin de situer les découvertes avec précision.
Plateau d'Atacama, Chili
Impossible de fermer l'œil de la nuit. Chaque fois que je crois enfin sentir le sommeil me gagner, je me redresse d'un bond sur ma couchette avec cette terrible sensation d'étouffement qui ne me quitte pas. Erwan, un collègue australien habitué des hautes altitudes, a renoncé à dormir depuis son arrivée. Il pratique le yoga et il s'en sort à peu près. Même si je me suis amusé, à l'époque où je fréquentais vaguement une danseuse, à me rendre deux fois par semaine dans une salle spécialisée de Sloane Avenue, ma maîtrise de cette discipline est nettement insuffisante pour permettre à mon organisme de compenser ainsi les effets d'une telle hauteur. À cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer, la pression en oxygène chute de quarante pour cent. Au bout de quelques jours, le mal des montagnes se fait sentir ; le sang s'épaissit, la tête est lourde, la raison perd de sa logique, l'écriture devient maladroite, et le moindre effort physique brûle votre énergie de façon disproportionnée. Les plus anciens à travailler ici nous recommandent d'absorber le maximum de glucose possible. Pour les amoureux de douceurs, cet endroit pourrait être un véritable paradis : aucun risque de prendre du poids, à peine ingéré, le sucre est métabolisé par l'organisme. Seul hic, à cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer, on perd tout appétit. Je me nourris presque exclusivement de tablettes de chocolat.
Le plateau d'Atacama est un endroit hors du temps. Une vaste plaine aride, cernée de montagnes ; s'il n'était pas si difficile d'y respirer, on se croirait au milieu de n'importe quel désert de pierres. Mais ici, nous sommes sur l'un des toits du monde ; sauf qu'il n'existe presque plus rien du monde autour de nous. Aucune végétation, aucune vie animale, juste des cailloux et de la poussière, vieille de vingt millions d'années. L'air que l'on respire péniblement est le plus sec de la planète, cinquante fois plus encore que dans la vallée de la Mort. Les cimes qui nous entourent ont beau culminer à plus de six mille mètres, elles sont dépourvues de neige. C'est justement pour cette raison que nous travaillons là. Parce qu'il n'y a pas la moindre humidité, ce site était le meilleur endroit pour accueillir le plus vaste projet d'astronomie que la terre ait jamais vu naître. Un pari presque impossible : implanter soixante-quatre antennes télescopiques, chacune de la taille d'un immeuble de dix étages, toutes reliées entre elles. Une fois leur construction achevée, elles seront connectées à un ordinateur capable d'effectuer seize milliards d'opérations à la seconde. Pourquoi ? Afin de sortir de l'obscurité, de photographier les plus lointaines galaxies, de découvrir ces espaces qui nous sont aujourd'hui encore invisibles, et de peut-être capter des images des premiers instants de l'Univers.