— Il vous a appelé « Benjamin », or selon vos propres dires, il n'y a qu'elle pour le faire.
— Affligeant. S'il vous plaît, effacez ce sourire outrageant de votre joli visage.
Karen n'obéit pas. Folker s'adressa à Ben :
— Vous n'étiez pas aux obsèques de Ronald…
— Je n'ai appris sa disparition qu'hier.
— Une perte immense. Je n'arrive toujours pas à réaliser qu'il n'est plus là. Il vous appréciait énormément.
— J'en suis touché. Vous étiez restés proches ?
— Nous avions conservé nos rituels, le déjeuner du jeudi les semaines paires et le pot du lundi soir les semaines impaires, sauf lorsqu'il était en voyage. Nos conversations me manquent beaucoup. J'ai la faiblesse de penser que nous étions amis. Il ne m'a jamais laissé tomber. C'est à lui que je dois cet emploi. Il avait pris soin de me l'obtenir lorsqu'il avait été appelé à d'autres fonctions. Même si je regrette la joyeuse énergie des étudiants, je ne peux pas me plaindre. La place est bonne, à part ces maudits badges…
L'ascenseur s'immobilisa. De son pas caractéristique, l'homme guida ses visiteurs dans le dédale des couloirs.
— Cette section n'est pas accessible au public. Elle abrite le service de conservation de la bibliothèque du Royaume. On y répare aussi les volumes endommagés. L'année dernière, l'unité de numérisation est également venue s'y installer.
Au détour d'un corridor, l'homme longea une baie vitrée derrière laquelle s'étendait une vaste salle qui avait tout d'un laboratoire. Une série de plans de travail puissamment éclairés étaient séparés par des étagères remplies d'outils et de flacons de produits. Des opérateurs en blouse blanche s'affairaient autour de manuscrits anciens et d'appareils sophistiqués. À travers la vitre, Folker désigna une jeune femme en fond de salle :
— Nancy est déjà sur notre affaire.
Le conservateur se présenta devant la porte sécurisée et — non sans une pointe d'agacement — fouilla à nouveau ses poches les unes après les autres pour dénicher le badge qu'il venait à peine de ranger.
— Quel que soit l'ordre dans lequel je cherche, ce satané sésame est toujours caché dans la dernière…
Une fois à l'intérieur, Folker fit les présentations, en prenant bien soin de préciser à chaque interlocuteur que Benjamin avait été l'un de ses étudiants. En remontant vers le poste de Nancy, il commenta :
— J'espère que ce que nous avons découvert vous aidera à résoudre le mystère de ce vol qui scandalisait Ronald. Nous devons bien cela à sa mémoire.
— Je prends le train en marche, Robert. Il va falloir m'expliquer un peu…
— L'affaire est simple. En étudiant une numérisation de notre Splendor Solis, Ron a été surpris de ne pas y trouver une page dont il gardait le souvenir. Il a donc demandé pourquoi elle n'y figurait pas. Cela arrive parfois.
— On aurait oublié de la numériser ? s'étonna Karen.
— Pas forcément, cela peut aussi être intentionnel. Il arrive que des collectionneurs, ou même des institutions, empêchent que certains passages de codex ou de documents historiques figurent dans ce qui peut être rendu public. Parfois pour ne pas embarrasser les descendants, mais le plus souvent pour éviter de partager un savoir ou une clé. La recherche universitaire s'apparente souvent à une partie d'échecs et les nouvelles pièces qui entrent dans le jeu sont rares. Chacun libère les informations à condition qu'elles ne puissent pas avantager la concurrence.
— La page recherchée par Wheelan avait-elle été occultée pour ces raisons ?
— Non. En l'occurrence, toutes les pages avaient été reproduites. Mais vous connaissiez Ron, cela ne l'a pas apaisé, bien au contraire. Il a voulu en avoir le cœur net. À la fin de l'année dernière, lors d'un dîner, Ronald m'a demandé s'il était possible d'obtenir l'autorisation d'étudier l'exemplaire original du Splendor Solis. Étant donné sa réputation, cela n'a posé aucun problème. Lorsqu'il a enfin eu accès au manuscrit, il ne retrouva pas sa fameuse page, pas plus que les textes s'y rapportant… Il a alors contacté les autres institutions qui détiennent des copies d'époque du document, mais l'illustration ne s'y trouvait pas non plus. Je me suis dit qu'il avait sans doute confondu et aperçu cette image dans un autre codex médiéval. Vu le nombre de documents qu'il a pu consulter dans sa carrière, ce n'était pas faire injure à ses facultés ! Mais lui n'en démordait pas. Il était certain que cette page enluminée et la section s'y rattachant avaient été dérobées.
— Quand avait-il vu ces éléments pour la dernière fois ?
— Il n'en était pas certain lui-même, et je crois me souvenir qu'il n'en avait étudié que des reproductions photographiques.
— Savez-vous ce que l'illustration représentait ?
— Il m'a parlé d'un soleil dont sortirait un diable, « beau comme un dieu » selon sa propre expression. Le démon marchait sur un chemin recouvert de dalles aux formes géométriques particulières et tenait entre ses mains une pyramide irradiant de la lumière.
— A-t-il expliqué pourquoi il s'intéressait à cette page précise ?
— Il a vaguement évoqué le chemin dallé, mais je pense que ce détail ne pouvait pas expliquer à lui seul sa curiosité acharnée et son extrême excitation. Le fait est qu'il était très contrarié de ne trouver aucune trace de l'illustration, à la fois pour le préjudice porté à ce document majeur, mais aussi parce que cela bloquait une thèse qu'il était en train de développer. Il ne comprenait pas pourquoi quelqu'un s'était donné autant de mal à faire croire que cette image n'avait jamais existé. Et vous savez ce que le fait de ne pas comprendre déclenchait chez lui : il ne pensait plus à rien d'autre !
Dans une allée parallèle, Karen remarqua deux chercheurs, portant lunettes et gants, se comportant comme de véritables chirurgiens au chevet de fragments de papyrus. Devant elle, Ben et Folker étaient déjà arrivés à destination.
— Nancy, je vous présente miss Holt, ainsi que M. Horwood, que j'ai eu la chance d'avoir comme étudiant voilà quelques années. Ils sont chargés de l'enquête sur les pages manquantes du Splendor Solis.
Après les avoir salués, Nancy s'écarta et révéla la présence du précieux volume posé sur sa table d'étude. L'ouvrage était en assez bon état, relié de cuir rouge rehaussé de dorures. Folker prit une paire de gants de coton dans une boîte distributrice et l'enfila.
— Je vous présente le célébrissime Splendor Solis — la « splendeur du soleil », référencé chez nous comme le manuscrit Harley MS. 3469. Sans doute l'un des plus importants traités d'alchimie jamais créé. Réalisé sur plusieurs années et puisant ses références dans les textes les plus anciens, il est ce qu'il convient d'appeler un florilège. Il fut achevé en 1582. La Library l'a acquis auprès d'une famille d'aristocrates, les Harley, au XVIIIe siècle. Il est inhabituel tant par son format — réservé à l'époque aux cartographes et aux naturalistes — que par son contenu. Chaque chapitre s'articule autour d'une illustration symbolique mettant en scène des entités emblématiques expérimentant une phase de l'« Art Royal » qu'est l'alchimie. Ronald vous en aurait certainement parlé mieux que moi.
Il demanda à Nancy la permission d'ouvrir l'inestimable document. La jeune femme l'invita à officier en commentant :
— Robert est trop modeste, c'est un véritable spécialiste…
Il présenta une première illustration réalisée dans la plus pure tradition de la Renaissance. Karen et Benjamin s'approchèrent. Sur fond de campagne, un homme en toge rouge et bleu tenait une haute fiole dont s'échappait un ruban semblable à une fumée sur lequel quelques mots étaient écrits en doré.