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Perdu dans ses pensées, il traversa la chambre pour gagner le salon. Une voix surgie de nulle part le fit sursauter, au point qu'il heurta le mur.

— Je vous félicite, monsieur Horwood. Vous au moins, vous fermez votre peignoir en sortant de la salle de bains. Ce n'est pas le cas de tout le monde, croyez-moi.

Le patron de Karen était nonchalamment affalé dans un des fauteuils en sirotant un verre.

— Vous avez failli me faire crever…, protesta Ben en se frottant l'épaule.

— Pardonnez-moi. J'ai la détestable habitude de croire que dans mon service, je peux aller là où bon me semble.

Ben tenta de se donner une contenance en passant la main dans ses cheveux mouillés.

— Miss Holt m'avait promis un endroit sûr, pas un hall de gare où je risque la crise cardiaque en sortant de la douche…

— Je souhaitais vous voir le plus rapidement possible. Nous devons parler.

— Je ne connais même pas votre nom.

— Vous pouvez m'appeler Mickey, Princesse Magique ou Gengis Khan, cela n'a aucune importance. J'aime à penser que si j'avais des amis, ils m'appelleraient Jack. J'ai toujours trouvé que ça claquait. Pas vous ? Mais dans mon métier, les amis sont un luxe interdit.

Ben dévisagea l'homme en se demandant si, pour la première fois de son existence, il n'avait pas trouvé plus désinvolte que lui.

— Voulez-vous boire quelque chose ? reprit celui-ci. Je comptais vous attendre pour trinquer, mais vous êtes resté vingt-trois minutes sous la douche… Je n'attends jamais aussi longtemps lorsque je veux parler à quelqu'un. Pas même pour le Premier ministre.

— Excusez-moi de me détendre. Je débute dans le métier et c'est un peu dur nerveusement. D'autre part, administrativement parlant, je suis encore en vacances…

— Vous avez bien raison de décompresser, puisque vous en avez la possibilité. Moi, je n'y arrive qu'avec mes amis, et vous savez à quel point ils sont nombreux…

— De quoi souhaitez-vous me parler ?

— Je veux connaître votre opinion sur les affaires que vous suivez et vérifier si vous êtes bien installé.

— Vous vous souciez de mon confort ?

— Parfaitement. Votre nouvel appartement vous convient-il ?

— Si vous connaissiez l'ancien, vous ne poseriez même pas la question.

— Ici, vous ne risquez rien. Évitez quand même de séjourner trop longtemps devant les fenêtres. La vue est belle mais par une cruelle ironie du sort, la technologie des balles perforantes progresse toujours plus vite que celle du blindage des vitres.

— Merci pour ce réconfort.

— Je plaisante, monsieur Horwood. Histoire de détendre l'atmosphère.

— Je vous le disais, je suis novice dans le métier. Votre humour me surprend encore.

— Soyez tranquille. Vous êtes dans un bâtiment infesté d'agents au service de la Couronne. Ce logement nous permet d'héberger les réfugiés politiques, les invités de marque discrets et les témoins menacés…

— À quelle catégorie suis-je censé appartenir ?

— Aucune, sans doute parce que ce à quoi nous faisons face ne ressemble à rien de connu.

— Tout ça me semble assez irréaliste. Ces vols impossibles, ce meurtre… Pour moi ce n'est pas la vraie vie. J'ai l'impression d'être dans un film.

— Peu importe où vous vous croyez, monsieur Horwood, tant qu'il n'y a pas de coups de feu, ce n'est pas grave. Car dans notre film à nous, les balles sont réelles.

Ben sourit.

— Franchement, mettez-vous à ma place deux secondes. Que penseriez-vous d'un type qui vous sortirait ce genre de choses aussi sérieusement que vous venez de le faire ?

— Je n'en ai aucune idée, monsieur Horwood. Il y a trop longtemps que je ne pratique plus une vie comme la vôtre. Je n'ai même plus la moindre idée de ce que cela peut représenter. Tout à fait entre nous, je dois vous avouer que parfois, cette belle innocence me manque.

— Dans votre monde à vous, chaque jour, on tue, on vole et on saccage les appartements ?

— Uniquement les jours tranquilles, parce que sinon, on met aussi en péril les équilibres géopolitiques, on complote, on génocide, et pour les grandes occasions, certains arrivent même à hypothéquer l'existence de millions d'individus au nom d'intérêts douteux.

— Qui voit le monde ainsi ?

— Très peu de gens, monsieur Horwood, et tant mieux. Parce que si chacun avait la moindre idée de ce qui se joue tous les jours, partout sur le globe, plus personne ne dormirait. D'ailleurs, plus personne ne vivrait ! Il faut des individus qui voient le monde comme nous pour que des gens comme vous le voient comme ils veulent. Il faut des hommes qui gèrent le pire pour que les autres puissent exister paisiblement, s'inquiéter — mais pas trop — en attendant d'aller danser, s'acheter des vêtements ou promener leurs enfants au parc. C'est ainsi. Savoir est toujours un privilège. Dans notre cas, c'est aussi une malédiction. Vous n'étiez pas destiné à passer de l'autre côté du décor, monsieur Horwood, mais le besoin que nous avons de vos compétences nous oblige à vous retirer momentanément de cet univers où le prix du carburant et le prochain vainqueur des élections semblent être les vrais problèmes.

Ben resta un instant silencieux puis lâcha :

— Ni Mickey, ni Princesse Magique ne sont capables de ce genre de propos. Quant à Gengis Khan, il aurait déjà mis le feu partout… Il va falloir que je vous trouve un autre nom. J'hésite entre Mon Petit Poney et Pinocchio.

— Karen m'a prévenu que vous vous foutiez de tout.

— Vous a-t-elle parlé du sens de la dérision qui me sert de bouclier ? Et de ma plante verte et du chat qui pisse sur mon paillasson ? Ils me manquent terriblement.

L'homme ne put s'empêcher d'esquisser un authentique sourire.

— Votre bouclier est très au point, mais si vous voulez survivre, vous aurez besoin d'un glaive dans l'autre main.

Il se retourna pour désigner quatre énormes boîtes d'archives posées sur la table.

— J'ai apporté ceci pour vous : les dossiers et les notes du professeur Wheelan. J'espère que vous pourrez vous y plonger rapidement. Le professeur avait accumulé beaucoup d'éléments de recherche et de nombreux commentaires pour nourrir sa réflexion, mais ils n'étaient pas destinés à être lus par d'autres que lui-même. En bref, nous n'y comprenons pas grand-chose. Vous y verrez sans doute plus clair. Vous trouverez également les comptes rendus des récentes affaires qui ont conduit à la réactivation en fanfare de notre service.

— Je vais m'y atteler. Je suis curieux de lire ce qu'il a pu écrire sur les pages disparues du Splendor Solis. J'avoue que l'idée d'un vol aussi discret et aussi précis sur un document de cette importance m'interpelle.

— Tant mieux. C'est pour cela que nous vous avons recruté.

— Miss Holt vous a-t-elle annoncé que les pages avaient sans doute été dérobées pendant la Seconde Guerre mondiale ?

— Elle m'en a parlé.

— Cela ne semble pas vous surprendre plus que ça.

— Vous savez, cette unité a été créée pour courir après des reliques sacrées dont Hitler espérait tirer des pouvoirs qui dépassent la science. Fort de ce constat, il en faut beaucoup pour m'étonner.