Karen avait achevé sa phrase sur une intonation triste. Ben le remarqua.
— La mort du professeur vous affecte, n'est-ce pas ?
— J'ai passé plus d'une année à ses côtés. J'étais responsable de sa sécurité. Je ne le lâchais jamais d'une semelle.
— Vous vous sentez coupable de ce qui lui est arrivé…
— Non. J'avais demandé à l'escorter mais il a refusé. Il voulait être tranquille pour rendre visite à sa sœur dans le nord-ouest de l'Angleterre. Il disait que personne n'était au courant de son déplacement et qu'il ne courait aucun risque. Ma présence n'aurait d'ailleurs sans doute rien changé. Sauf si j'avais conduit, nous serions certainement même morts tous les deux dans la chute de son véhicule. Mais le fait est que s'il avait été tué d'une balle dans la tête, je ne me le serais jamais pardonné.
Pour la première fois, Ben détecta une fragilité dans la voix de la jeune femme. Elle laissait entrevoir une sensibilité inédite. Il aurait voulu trouver les mots pour la réconforter, mais tout ce qui lui vint à l'esprit était inapproprié. Un sens de la dérision surdéveloppé n'est pas toujours un atout.
Le portable de Karen vibra et lui offrit une diversion bienvenue. Elle décrocha :
— Holt, j'écoute.
Elle resta un moment à prêter l'oreille sans rien dire, puis, calmement, raccrocha et demanda à Ben :
— Vous n'avez pas peur de l'avion ?
— Quelle question…
— Vous connaissez le Japon ?
— C'est un quiz ? Qu'est-ce que je vais encore gagner ? Une balle dans le pied ?
— Dépêchez-vous de vous habiller, on vous réclame au chevet d'un empereur.
11
Lorsque Benjamin émergea enfin, il lui fallut quelques instants pour savoir où il se trouvait.
— Ça va mieux ? On a fait son gros dodo ?
Karen était lovée dans le large fauteuil face au sien et son regard exprimait clairement l'ironie. Tout était calme dans la cabine du jet où ils voyageaient seuls, et l'engin filait avec une parfaite stabilité. Pour ne pas se laisser hypnotiser par les jolis yeux noisette, Ben s'étira en se tournant vers le hublot. Il ne vit rien d'autre que la nuit noire ponctuée par le flash de position situé à la pointe de l'aile.
— J'ai dormi longtemps ?
— On se pose à Osaka dans moins d'une heure, j'espère que vous avez honte.
— Ce serait logique, mais j'ai trop faim.
La jeune femme, agacée, attrapa un petit sandwich sur la table voisine et le lui jeta.
— Vous attendiez mon réveil ?
— Fin psychologue avec ça… Voilà des heures que j'épie le moindre signe de reprise de conscience sur votre petite gueule d'ange. Effectivement, j'attendais. À force, je connais par cœur le tressautement saccadé de vos paupières lorsque vous rêvez. Vous m'avez rappelé le chien de mon grand-père. Quant au rythme de vibration quasi bestial de votre lèvre quand vous ronflez…
— Petite chanceuse, vous avez donc eu le privilège d'assister à ce merveilleux spectacle. Au lieu de me reluquer, vous auriez dû me réveiller.
— J'avoue que l'idée m'a effleurée. Au moins une bonne centaine de fois. J'ai adoré imaginer que je vous bouchais le nez et que vous sortiez brutalement de votre léthargie en paniquant. J'ai même songé à enfourner un de ces délicieux chocolats dans votre bouche restée constamment ouverte entre le survol de la Suisse et celui de l'Indonésie.
— Voilà donc pourquoi j'ai si soif. Mais j'y pense, vous avez donc vu ma glotte. Elle vous plaît ? Personne ne m'en parle jamais. Ça m'inquiète.
Karen secoua la tête de dépit.
— Pourquoi n'avez-vous pas dormi, vous aussi ? ajouta Ben.
— Qui aurait étudié les données du site où nous sommes attendus ? Vous ? Quelques minutes avant l'atterrissage ?
— Pour certains examens — et non des moindres, il m'est arrivé de réviser à la dernière minute, et vous seriez surprise de savoir à quel point j'ai tout de même été brillant.
— Prétentieux.
— Insomniaque.
Ben déballa son sandwich en riant et l'entama à belles dents. Karen déplia un ordinateur portable qu'elle orienta vers Horwood. En voyant les photos s'afficher, il se frictionna les yeux.
— C'est là que nous nous rendons ? Mais c'est gigantesque !
— La tombe de l'empereur Nintoku est une des plus grandes sépultures du monde. Plus étendue que quarante terrains de foot.
— Vu du dessus, ça ressemble à un trou de serrure posé au milieu d'un lac…
— Évitez de leur faire ce genre de remarque. Inutile d'ajouter un incident diplomatique à ce que nous avons à gérer.
— C'est bien une île ?
— Deux fossés concentriques inondés encadrent un lac au milieu duquel se trouve ce que les Japonais appellent un kofun. Au milieu du plan d'eau, le tertre émergé — celui qui ressemble à un trou de serrure — mesure en fait plus de 700 mètres de long et se compose d'une très grande butte ronde, le tumulus, qui contient la chambre mortuaire, prolongé dans son axe par une vaste partie triangulaire.
— Surprenant qu'un lieu aussi impressionnant ne soit pas plus connu.
— Sans doute parce qu'il ne se visite pas et que rien n'en est visible depuis les abords. Le site est couvert de forêts et l'on n'en comprend la forme géométrique particulière que grâce à des vues aériennes. Si l'on passe à côté, rien ne le distingue d'une simple réserve naturelle. Aucun tourisme n'y est toléré. Et les fouilles, même officielles, y sont interdites. L'Agence impériale, qui gère le site, s'y oppose par respect pour le repos et la mémoire du défunt.
— Que s'est-il passé ?
— Apparemment, la chambre funéraire a été profanée. On ne nous a rien communiqué de plus pour le moment.
— Ça n'arrête donc jamais, vos histoires…
— Surtout depuis quelque temps.
— Sérieux, vous trouvez que j'ai une gueule d'ange ?
12
— Bienvenue au Japon, déclara l'homme dans un anglais marqué d'un fort accent asiatique. Je m'appelle Takeshi Senzui et je travaille pour l'Agence d'investigation de sécurité publique. Vous avez fait un bon vol ?
— Certains plus que d'autres… ironisa miss Holt en lui serrant la main.
L'homme n'était visiblement pas habitué à porter le costume qu'il avait enfilé pour l'occasion. Sa façon de bouger suggérait qu'il était davantage coutumier des jeans, baskets et sans doute blousons de sport.
— Vous êtes l'historienne, et vous l'agent dépêché par le gouvernement britannique ?
— C'est l'inverse, précisa Ben en le saluant à son tour.
— Ce sont les services secrets qui s'occupent de cette affaire ? s'étonna Karen.
— Personne ne tient à ce que ce qui s'est produit ne s'ébruite. La police a trop de connexions avec la presse et le sujet est extrêmement sensible…
À cette heure tardive, l'aéroport d'Osaka était quasiment désert.
— En espérant que vous n'êtes pas trop fatigués, nous allons directement nous rendre au kofun. Ce rendez-vous nocturne arrange tout le monde. Masato Nishimura, de l'Agence impériale, vous y attend.
— En route, répondit Karen.
En roulant à gauche, la voiture s'engagea sur la voie qui reliait l'îlot artificiel de l'aéroport à la terre, puis bifurqua vers le nord en longeant la côte.