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Derings avança sans savoir où porter son regard. L'endroit contenait des dizaines d'œuvres, certaines réputées disparues ou détruites, d'autres prétendument possédées par des fortunes du Golfe. Devant chacune, un canapé en cuir brun, toujours le même, à deux places.

— C'est dans ce temple dédié au génie de notre espèce que je viens me demander qui je suis et à quoi rime ce monde.

— Avez-vous trouvé les réponses, Wang ?

— À vrai dire, je ne suis pas pressé de les découvrir. J'ai peur qu'en les connaissant, la vie perde à la fois son mystère et son intérêt.

Derings passa devant une toile de Van Gogh.

— Le Portrait du docteur Gachet a donc survécu à la mort de Ryoei Saito…

— Sa famille avait besoin d'argent, j'ai pu le racheter. Imaginez la perte que cela aurait représenté si la toute dernière toile du maître avait été détruite par mégalomanie…

Le visiteur s'avança jusqu'à une toile du Caravage.

— J'ai toujours admiré son sens dramatique, glissa Kuolong. Au-delà d'une technique inégalée, il sait restituer l'instant où les destins basculent. Il est le seul à révéler les âmes qui se brisent avec cette intensité.

Nathan reprit sa visite, découvrant classiques et modernes mêlés, Watteau, Soutine, Turner, Dalí…

— Puis-je vous demander selon quels critères vous avez décidé de leur place ?

— La pertinence de votre question me prouve à quel point j'ai vu juste vous concernant… Chacune de ces œuvres déclenche en moi des émotions, comme les notes d'une symphonie silencieuse. Je me suis composé ma mélodie, et lorsque je parcours cette salle, c'est un concert absolu qui se joue au plus profond de mon être.

Délaissant sa réserve, Kuolong osa poser la main sur le bras de son invité.

— Travaillez avec moi, Nathan, et vous aurez tout le temps d'admirer ces merveilles. Vous pourriez écrire sur celles qui vous touchent le plus des articles, une nouvelle thèse…

Kuolong sentait que, malgré l'effet produit, la révélation du lieu n'avait pas encore complètement rallié son visiteur à sa cause. Il décida d'abattre sa dernière carte.

— J'ai autre chose à vous confier. Je n'ai pas pour habitude d'en parler. C'est un peu mon secret. Comment vous expliquer ? La prise de conscience provoquée par les talents exceptionnels de ces peintres m'a conduit encore plus loin. Les artistes sont les génies les plus accessibles au commun des mortels, mais ce ne sont pas les plus puissants. Je vous l'ai dit, je me demande souvent quel sens donner à ce monde, et je tente modestement de suivre les pas de ceux qui se sont aventurés à la poursuite de ce qui nous dépasse. Venez.

Au fond de la salle, derrière un rideau de velours noir, une autre porte blindée, plus étroite. Un nouveau code, et un scanner oculaire. Une fois l'identification réussie, une petite salle apparut, voûtée, entièrement ronde, dont le mur et le sol étaient faits de pierres usées par le temps. De quoi se croire transporté dans une crypte européenne moyenâgeuse. Des pièces datant de différentes époques étaient réparties sur des présentoirs, mais ce qui se remarquait le plus trônait au centre : une vitrine circulaire, renfermant un étrange objet. À la vue de celui-ci, le regard de Derings se durcit imperceptiblement.

Kuolong en fit le tour avec gourmandise. Un disque d'or d'un poli sans défaut, de la taille d'une assiette à dessert, dont le bord en bronze était gravé de symboles oxydés par le vert-de-gris. Un miroir doré d'un autre temps. L'effet réfléchissant était d'une telle pureté que Derings s'y voyait parfaitement.

— Je suis fier de vous présenter le miroir d'Arrapha, un trésor sumérien datant de presque cinq millénaires. Il est unique en son genre, et son histoire est extraordinaire. Il a été créé sous la troisième dynastie d'Ur, aux alentours de 2 500 ans avant notre ère, probablement sous le règne du roi Ur-Nammu. Admirez la perfection du poli et l'exploit que constitue l'agrégation de l'or sur la base de bronze. Par quel miracle un artisan a-t-il réussi de ses mains ce que nos technologies ultrasophistiquées auraient du mal à reproduire de nos jours ? Plus étonnant encore, si vous observez attentivement les signes sur son pourtour, vous pourrez distinguer ce qui ressemble à de l'écriture cunéiforme associée à d'autres symboles, et même une sorte de svastika. J'ai fait appel aux plus grands spécialistes et dépensé des fortunes pour essayer de découvrir leur signification, mais cela n'a rien donné. Du roi Ur-Nammu lui-même, à qui ce miroir appartenait certainement, nous savons peu de chose, hormis que ce souverain visionnaire qui régnait à l'époque sur la puissante cité-État d'Ur, en Mésopotamie, favorisa les recherches dans tous les domaines scientifiques alors connus. Nous ignorons à quel emploi ce miroir était destiné, mais il ne pouvait pas être dévolu à une utilisation domestique, d'autant qu'il a été depuis transmis et protégé comme une relique.

« Le miroir d'Arrapha a été découvert par hasard, au XIXe siècle, dans un tombeau situé près de Kirkouk, au nord de l'actuel Irak, et vendu à des antiquaires qui n'ont jamais soupçonné sa véritable valeur. Ce n'est qu'au début du XXe siècle que l'objet a pu être rapproché de récits trouvés sur des tablettes d'argile évoquant les travaux et les expériences pratiqués par des savants de l'époque. Nous nous sommes plus tard aperçus que le miroir est légèrement radioactif, sans parvenir à expliquer pourquoi. »

Kuolong continua avec exaltation :

— Songez que, voilà près de cinquante siècles, des mains ont manipulé ce miroir en espérant percer les secrets de notre univers ! Comme j'aimerais connaître ses créateurs et apprendre d'eux… Je donnerais beaucoup pour savoir ce qui a poussé les puissants de ces temps si reculés à exiger sa fabrication au prix de tels exploits techniques. Et je serais prêt à bien plus encore pour découvrir en quelles circonstances il était utilisé.

— Donneriez-vous votre vie pour l'apprendre ?

Le ton de Derings attira l'attention de Kuolong, qui releva les yeux vers lui. Chacun d'un côté de la vitrine, les deux hommes se faisaient face.

— Quelle étrange question, Nathan…

— Vous évoquiez les arcanes du monde qui nous échappent.

— Ce mystérieux miroir nous en approche, n'est-ce pas ? Quel savoir ces hommes poursuivaient-ils ? L'ont-ils atteint ? L'avons-nous perdu depuis ? Tellement d'énigmes fascinantes se posent. Nous pourrions en chercher les clés ensemble.

— Vous avez raison. Certains hommes dépassent les autres. Mais ils ne sont pas éternels. Et si les descendants de ceux qui savent ne sont pas dignes de leurs aînés, alors les progrès se perdent et la civilisation recule. Que croyez-vous que les savants protégés par Ur-Nammu auraient pensé de ce que notre science produit aujourd'hui ?

— Intéressante question…

— Alors que notre monde court à sa perte, trouvez-vous qu'il soit digne de consacrer le génie de nos civilisations à la création de vernis à ongles fluo ou d'applications pour gâcher son temps avec un téléphone ?

— Le raccourci est abrupt, mais je le trouve assez pertinent.

— Par quelle malédiction les mécréants ont-ils asservi l'intelligence au commerce plutôt qu'à la progression et à la survie de notre espèce ? Pourquoi les rêves ont-ils été confisqués au service de pitoyables petits intérêts ? Pourquoi faudrait-il accepter ce monde inféodé à l'argent, à l'immédiat et au vulgaire ?

Loin de sa réserve habituelle, le visiteur dévoilait un visage inédit. Il fit une pause avant de reprendre :