— Quelle puissance faut-il pour nous délivrer avant que la vacuité de nos vies ne détruise tout avenir ?
— Votre fougue me surprend mais ne me déplaît pas…
Derings fixa Kuolong.
— Wang, seriez-vous prêt à donner votre vie pour entrevoir le secret de cet ancestral miroir ? Moi oui.
Lentement, comme un félin qui approche sa proie, Nathan contourna la vitrine. Il semblait soudain plus grand et plus puissant.
— Monsieur Derings, qu'avez-vous tout à coup ? Vous m'impressionnez…
— Vous avez raison sur un point, Wang : l'histoire du miroir d'Arrapha est extraordinaire. Mais elle ne s'achève pas dans une vitrine… Il appartenait effectivement au roi Ur-Nammu qui le transmit à son fils Shulgi afin qu'il poursuive son œuvre. Cet objet ne participait à aucune expérience mais permettait au monarque d'observer ses savants tout en se tenant à l'abri d'un angle de mur fait de granit. C'est en regardant sa surface que Ur-Nammu fut témoin du « Premier Miracle ». C'est en le tenant entre ses mains qu'il prit conscience des pouvoirs qui façonnent les mondes. C'est sans doute grâce à lui que son fils a décidé de mettre leur découverte à l'abri de la faiblesse des hommes.
— Comment savez-vous tout cela ?
— Vous souvenez-vous de mes premières paroles lorsque nous nous sommes rencontrés ?
— Pourquoi cette question ?
— Vous les rappelez-vous ? Oui ou non ?
M. Kuolong n'arrivait plus à réfléchir. Il fit un effort pour se concentrer et, comme un enfant à l'école, s'exclama soudain :
— Je sais ! Vous m'avez dit : « Tout est dans la lumière »…
— C'est exactement ce que se sont dit les savants de l'époque, mais leurs premières expériences ont coûté la vie à tous ceux qui en avaient été acteurs et témoins. Tous souffraient de brûlures invisibles et mouraient lentement dans d'épouvantables souffrances.
— D'où tenez-vous ces informations ?
L'expression de Wang Kuolong s'assombrit. Il articula :
— Vous m'avez trompé, Nathan. Vous n'êtes venu que pour le miroir. Vous connaissez sa valeur et vous m'avez manipulé.
— Le miroir n'est pas le but. Il n'est rien en lui-même. Ce qui nous intéresse, c'est ce qu'il a vu.
— Ce qu'il a vu ?
— Les instruments d'aujourd'hui nous permettent d'analyser le rayonnement qu'il a reçu lorsque Ur-Nammu et Shulgi observaient leurs chercheurs. Les résultats nous aideront à reconstituer l'expérience.
À mesure que Derings s'approchait, Kuolong reculait.
— De qui parlez-vous en disant « nous » ? Nathan, vous me faites peur. D'où tenez-vous ce savoir ?
— Les réponses à ces questions ne vous seront d'aucune utilité.
— Qu'allez-vous faire ?
— Croyez-moi cher monsieur, j'ai mal et je regrette. Mais je n'ai pas le choix, car rien ne nous arrête.
L'attitude de Derings n'était pas la seule à avoir changé. Sa voix était devenue grave, sa diction elle-même s'était modifiée. Le rythme de ses paroles, hypnotique, évoquait une sorte de poème. Kuolong frissonna.
— Pourquoi parlez-vous ainsi ?
Il buta contre le mur derrière lui. Il était acculé.
— Par pitié ! paniqua-t-il. Qu'est-ce que vous voulez ?
— J'ai tout ce que je veux et laissez-moi vous dire, que s'il était possible de vous laisser partir, je le ferais sans doute mais il n'en est plus temps. Votre route s'achève, ici et maintenant.
— Vous êtes fou ! Je suis terrifié et vous déclamez. Donnez-moi votre prix, c'est moi qui travaillerai pour vous ! Révélez-moi les clés du miroir, je vous en supplie !
— C'est donc le prix de votre vie ?
— Vous êtes un démon !
— Et quand bien même, Wang, voyez le monde tel qu'il est. Si Dieu a échoué, c'est désormais au diable de tenter sa chance.
D'un geste vif, l'homme empoigna son hôte. Kuolong se débattit, mais il n'avait aucune chance. Son agresseur l'entraîna vers le sol en le maintenant fermement contre sa poitrine. Un genou à terre, il le bloquait en étau entre ses bras, froidement, dans une posture à laquelle il ne manquait que la grâce pour ressembler à la Pietà de Michel-Ange. L'imposteur se replia sur son prisonnier et, d'une voix anormalement calme, murmura à son oreille. Il lui confia ce qu'il savait du « Premier Miracle », sans rien lui cacher, comme convenu. Le prix d'une vie. Malgré sa situation, l'industriel écoutait sans en perdre un mot.
Lorsque l'homme acheva son récit, les yeux de Kuolong s'écarquillèrent. Il connaissait désormais le secret du miroir. Le flot d'idées engendré par cette révélation dans son esprit était tel qu'il en oublia toute douleur et toute peur. La plus puissante émotion de son existence fut aussi la dernière, juste avant que son bourreau ne le brise. Le Caravage aurait certainement aimé peindre la scène.
2
Assis au bord d'un canal en Bourgogne, un homme pêchait, seul, adossé à un platane — curieux décalage entre son âge et son occupation. Quand on approche le milieu de la trentaine, on a théoriquement autre chose à faire que taquiner la truite. Au premier coup d'œil, n'importe quel adepte de la discipline se serait en plus rendu compte que l'individu n'avait ni le bon matériel ni la bonne technique. Pourtant, cela n'influerait pas sur le résultat de sa prise. Car de toute façon, même avec un équipement adapté et une longue expérience, personne, nulle part, n'a jamais rien attrapé à une heure si matinale. Les poissons aussi ont le droit de dormir.
À juste titre, les environs étaient très réputés et lors de leurs sacro-saints dimanches, les Français du coin envahissaient le chemin de halage. Les plus matinaux couraient, puis arrivaient les cyclistes, et tous laissaient progressivement place aux familles qui promenaient soit leurs enfants, soit leurs satanés clébards, parfois même les deux. Au moindre rayon de soleil, on pouvait aussi croiser ceux qui se baladaient en couple, se tenant par la main avec le sourire béat des gens heureux. C'est pour être certain d'éviter cette dernière catégorie — la pire selon lui — que l'homme était venu si tôt.
Dans le petit matin humide, la brume flottait sur les eaux, et le soleil n'était encore qu'un disque pâle dépassant à peine la ligne d'horizon. Sur la berge opposée, un ragondin musardait dans les hautes herbes à la recherche de son petit déjeuner. Lorsque, à la faveur d'un mouvement de sa canne, le gros rongeur repéra l'homme, celui-ci lui adressa un petit signe de la main pour le saluer. Il se trouva immédiatement ridicule. C'est fou ce que les gens qui se sentent seuls sont capables de faire pour nouer un contact.
L'homme était déjà venu ici, à vélo et accompagné. Bien que ce ne soit pas si vieux, cela lui paraissait quand même dater d'un autre temps. Une époque révolue. Il avait alors réussi l'exploit de pédaler tout en conservant ce sourire ravi si caractéristique. La vie s'était chargée de le lui effacer.
— Bonjour !
La voix surgie de nulle part le fit bondir. Un bref instant, l'homme crut que le ragondin lui avait répondu. Mais non. Il se retourna et sursauta une nouvelle fois en découvrant la très belle jeune femme qui se tenait sur le chemin. Une silhouette d'une élégance incongrue en la circonstance. Un visage fin qu'une mèche de cheveux châtains mi-longs barrait dans un effet des plus troublants. Un jean ajusté, et un manteau qui soulignait l'allure.
— Bonjour…, répondit-il sans savoir quel ton adopter.
— Qu'espérez-vous attraper ?
— Une bonne crève.
Elle s'approcha.
— Vous êtes Benjamin Horwood ?
L'homme ferma les yeux en plissant les paupières de toutes ses forces, puis les rouvrit immédiatement afin de vérifier s'il ne rêvait pas. Dans ce décor de début du monde où il saluait les ragondins, une sublime créature apparue comme par enchantement venait de l'appeler par son nom alors que personne ne pouvait savoir qu'il se trouvait là.