— Il n'y a que ma mère pour m'appeler Benjamin. Tout le monde m'appelle Ben. J'ai quand même un pote qui m'appelle « mon fougueux biquet », mais je préfère que ça ne s'ébruite pas.
— Nous avons eu du mal à vous trouver.
Ben posa sa canne à pêche pour se relever. Au premier mouvement, il s'aperçut que l'humidité lui avait rouillé les articulations. Il essaya de faire bonne figure mais n'y parvint pas. Comme un pantin désarticulé, il dut s'appuyer contre l'arbre pour se retrouver maladroitement sur ses deux jambes. En quelques secondes, il offrit un parfait condensé de l'évolution de la larve primaire jusqu'à l'Homo erectus. La jeune femme l'observait sans broncher. Lorsqu'il se retrouva face à elle, il ne réussit même pas à soutenir son regard tant il était éblouissant.
— Votre canne est en train de glisser. Elle va tomber dans le canal.
— M'en fous. Elle n'est pas à moi et il n'y a même pas d'hameçon.
Un léger « plouf » résonna dans le matin cotonneux.
— Qui êtes-vous ? demanda Ben.
— Je m'appelle Karen Holt.
— Comment avez-vous réussi à me débusquer ?
— Votre employeur nous a dit que vous étiez en vacances, puis votre carte de crédit nous a révélé dans quelle région vous vous trouviez, puis votre téléphone nous a indiqué où vous étiez précisément.
— C'est d'un romantisme…
— J'ai fait un long chemin pour arriver jusqu'à vous, monsieur Horwood. J'ai besoin de vous.
Ben dévisagea l'inconnue en inclinant la tête comme un chien étonné.
— Vraiment étrange… J'ai rêvé d'entendre cette phrase-là, ici même, mais prononcée par une autre. Quel dommage… Vous êtes si jolie. Mais vous savez ce que ça donne quand l'amour s'en mêle : on reste sourd même aux plus séduisantes propositions.
— Je travaille pour notre gouvernement et mes supérieurs souhaitent vous rencontrer de toute urgence, à Londres.
— Si c'est au sujet de ma voiture sur la place de parking de l'autre crétin, dites-leur que je m'engage à la déplacer dès que je rentrerai, d'ici une semaine ou deux.
— Vous ne prenez jamais rien au sérieux ?
— Dites-moi ce qui mérite de l'être…
— Je vous prie de bien vouloir me suivre, monsieur Horwood. Un hélicoptère nous attend là-bas, dans le champ près de l'écluse.
— C'était donc ça tout à l'heure ! J'ai pris ce bruit infernal pour celui d'une moissonneuse-batteuse.
— Des moissons ? En avril ?
— Les Français ne font rien comme tout le monde.
— Monsieur Horwood, je ne plaisante pas. Nous sommes attendus.
— Mais je suis très sérieux moi aussi, miss Holt. Je suis en vacances en France. Vous le voyez, je m'éclate comme un fou avec mon pote le rongeur, et rien ne m'oblige à vous suivre. Prenez donc rendez-vous chez mon employeur, que vous connaissez déjà, et dès que je serai de retour je me ferai une joie de vous revoir.
— Ne me forcez pas à employer d'autres moyens que la courtoisie…
— Si vous tentez quoi que ce soit, mon avocat vous en fera baver. C'est un dur. Un pote d'enfance. C'est lui qui m'appelle « mon biquet fougueux ».
La jeune femme passa la main dans son manteau et fit apparaître un pistolet qu'elle pointa sur Ben.
— Assez perdu de temps.
Effaré, Horwood leva les mains très haut, comme un enfant qui joue aux gendarmes et aux voleurs.
— Votre geste est une pure tuerie ! Sans jeu de mots… Franchement. Votre façon de dégainer votre flingue était parfaite. Fluide, élégante. Une vraie magicienne. Pouvez-vous faire s'envoler une colombe de votre manche ?
Holt agita son arme.
— Ça m'ennuierait beaucoup de vous coller une balle dans la cuisse dès notre premier rendez-vous.
— Pas autant que moi, Karen. D'autant qu'en commençant si fort, que pourriez-vous m'infliger de pire lors des rendez-vous suivants ? Ce serait l'escalade…
— Vous n'en avez donc rien à faire de rien, c'est ça ?
— C'est le drame de mon existence, surtout depuis quelque temps. Je devrais peut-être suivre une thérapie… Qu'en pensez-vous ?
— On peut commencer tout de suite, si vous voulez.
Sans hésiter, la jeune femme tira à moins d'un centimètre du pied de Ben, qui paniqua sans aucune dignité. La détonation résonna à des kilomètres.
— Vous êtes complètement folle !
— À la bonne heure, je sens que vous reprenez déjà goût à la vie. C'est merveilleux. Je suis bouleversée. J'ai hâte d'être à notre prochaine séance. Et maintenant, on y va.
3
Avant la fin de la matinée, Horwood se retrouva dans les étages sécurisés d'un bâtiment officiel de la capitale britannique. Après une série de contrôles que Karen Holt passa sans même avoir besoin de produire un quelconque document, elle l'invita à entrer dans une salle de réunion au fond de laquelle un homme d'âge mûr les attendait. Il n'avait pas l'air très grand mais ses larges épaules lui donnaient des allures de pilier de rugby. Malgré sa carrure, il faisait preuve d'une surprenante souplesse dans chacun de ses gestes. Avec un sourire affable mais mécanique, il invita Ben à prendre place face à lui.
— Monsieur Horwood, enfin. Merci d'avoir répondu à notre invitation.
— Ce n'était pas une invitation, mais un kidnapping ! Je n'ai pas eu le choix. Je proteste ! Cette femme m'a tiré dessus.
— Ne vous formalisez pas. Dans notre métier, tout le monde fait ça sans arrêt. Ne jugez pas Karen sur un malheureux coup de feu. En apprenant à la connaître, vous vous rendrez compte que c'est une jeune femme remarquable.
— Foutez-vous de moi… Elle aurait pu me tuer.
— Si elle l'avait voulu, c'est certain. Et de nombreuses façons.
— Charmant. Quant à vous, si je ne vous obéis pas, vous allez aussi me tirer dessus ?
— C'est dans le domaine du possible mais pour ma part, je préfère les injections de produits chimiques. Nous n'en sommes heureusement pas encore là et j'espère arriver à vous convaincre avant d'avoir à vous forcer.
— Vous êtes de Scotland Yard ?
— Ils sont installés plus à l'est et au pied de leur immeuble, il y a un gros panneau qui vous prévient que vous y êtes.
— Du MI6 ?
— Pas exactement. Mais comme eux, nous sommes issus du Secret Intelligence Service.
— Alors vous êtes qui ?
— D'habitude, on est les gars payés à rien foutre, mais depuis quelque temps on a énormément de travail. Du coup, on embauche. Je vais tenter de vous expliquer. Mais attention, rien de ce que nous allons évoquer ici ne devra sortir de cette pièce. C'est hautement confidentiel. Ne vous avisez pas d'en parler, vous vous exposeriez à des problèmes… Ai-je été assez clair ?
— Une bastos et une piqûre, c'est ça ?
— Heureux que nous nous comprenions. Voilà donc le topo. Nous avons besoin de vos compétences d'historien des sciences. Très rapidement. Vous avez bien été l'élève du professeur Ron Wheelan, n'est-ce pas ?
— Effectivement.
— À quand remonte votre dernière entrevue ?
— Environ deux ans, lors d'une sauterie donnée pour mon embauche au British Museum avec un autre de ses anciens étudiants.
— Deux ans… Vous n'étiez donc pas si proches que ça.
— Je n'ai jamais prétendu que nous l'étions.