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— Max dit que ton grand-père était sur ce bateau la nuit du naufrage, dit-elle en posant une main sur l’épaule du garçon. C’est vrai ?

Roland eut un vague geste d’acquiescement.

— Il a été le seul survivant.

— Que s’est-il passé ? questionna Alicia. Pardonne-moi. Tu n’as peut-être pas envie d’en parler.

Roland fit un signe de dénégation et sourit à la sœur et au frère.

— Non, ça ne me gêne pas. – Max le dévisageait, dans l’attente, lèvres entrouvertes. – Et n’imagine pas que je ne crois pas à ton histoire, Max. En fait, ce n’est pas la première fois que quelqu’un me parle de ce symbole.

— Qui d’autre l’a vu ? Qui t’en a parlé ?

Roland sourit.

— Mon grand-père. Depuis mon enfance. – Il indiqua l’intérieur de la cabane. – Ça commence à fraîchir. Entrons, je vous expliquerai l’histoire de ce bateau.

Au début, Irina crut entendre la voix de sa mère au rez-de-chaussée. Andréa Carver parlait souvent seule quand elle déambulait dans la maison et qu’aucun membre de la famille n’était là pour surprendre cette habitude maternelle de penser à haute voix. Une seconde plus tard, cependant, Irina vit par la fenêtre sa mère dire au revoir à Maximilian Carver, qui partait pour le village accompagné d’un des hommes qui les avaient aidés à transporter les bagages depuis la gare. Irina comprit que, dans ces conditions, la voix qu’elle avait cru entendre était une illusion. Jusqu’au moment où elle l’entendit de nouveau, cette fois dans la chambre même, comme un chuchotement qui traversait les cloisons.

La voix semblait venir de l’armoire et ressemblait à un murmure lointain dont il était impossible de discerner les paroles. Pour la première fois depuis son arrivée dans la maison de la plage, Irina eut peur. Elle fixa la porte sombre de l’armoire fermée et constata qu’il y avait une clef dans la serrure. Sans plus réfléchir, elle courut vers le meuble et tourna hâtivement la clef, afin de boucler la porte à double tour. Elle recula de quelques mètres et respira profondément. À ce moment, elle entendit de nouveau la voix et comprit qu’il n’y en avait pas une seule, mais plusieurs, qui chuchotaient en même temps.

— Irina ? appela sa mère du rez-de-chaussée.

La voix rassurante d’Andréa Carver la tira de l’angoisse qui la submergeait. Une sensation de calme l’envahit.

— Irina, si tu es en haut, descends m’aider un moment.

Jamais, depuis des mois, Irina n’avait eu autant envie d’aider sa mère, quelle que soit la tâche qui l’attendait. Elle s’apprêtait à dévaler l’escalier quand elle sentit un souffle glacé traverser la pièce et lui caresser le visage. Puis la porte de la chambre se ferma d’un coup. Elle courut vers elle et se battit avec la poignée, apparemment bloquée. Tout en luttant inutilement pour l’ouvrir, elle entendit derrière elle la clef de l’armoire tourner lentement sur elle-même, tandis que les voix, qui paraissaient provenir du plus profond de la maison, riaient.

— Quand j’étais enfant, expliqua Roland, mon grand-père m’a si souvent raconté cette histoire que, des années durant, j’en ai rêvé. Tout a commencé quand je suis venu vivre dans ce village, il y a très, très longtemps, après avoir perdu mes parents dans un accident de voiture.

— J’en suis désolée, Roland, l’interrompit Alicia, qui devinait que, malgré le gentil sourire de leur ami et le fait qu’il ait accepté de raconter l’histoire de son grand-père et du bateau, remuer ces souvenirs s’avérait plus difficile qu’il ne voulait le laisser paraître.

— J’étais très petit. Je ne me souviens pratiquement pas d’eux, dit-il en évitant le regard d’Alicia, que ce mensonge ne pouvait leurrer.

— Que s’est-il passé, alors ? insista Max.

Alicia le foudroya du regard.

— Le grand-père m’a pris en charge et m’a installé chez lui, dans la maison du phare. Il était ingénieur et ça faisait des années qu’il était le gardien du phare de cette partie de la côte. La municipalité lui avait concédé ce poste à vie, depuis que lui-même avait construit ce phare, pratiquement de ses mains, en 1919. Vous verrez, c’est une curieuse histoire.

» Le 23 juin 1918, dans le port de Southampton, mon grand-père a embarqué incognito à bord de l’Orpheus. L’Orpheus n’était pas un navire de passagers, mais un cargo de réputation douteuse. Son capitaine était un Hollandais ivrogne et corrompu jusqu’à la moelle qui le louait au plus offrant. Ses clients favoris étaient ordinairement les contrebandiers qui voulaient traverser la Manche. La réputation de l’Orpheus était telle que même les destroyers allemands le reconnaissaient et, par pitié, ne l’envoyaient pas par le fond quand ils tombaient dessus. Quoi qu’il en soit, vers la fin de la guerre, les affaires ont commencé à faiblir, et le Hollandais volant, comme l’appelait mon grand-père, dut chercher d’autres moyens encore plus troubles pour payer les dettes de jeu qu’il avait accumulées dans les derniers mois. Lors d’une de ses nuits de déveine, qui étaient les plus fréquentes, le capitaine a perdu jusqu’à sa chemise dans une partie contre un certain Mister Caïn. Ce Mister Caïn était le directeur d’un cirque ambulant. En paiement, Mister Caïn exigea du Hollandais qu’il embarque sa troupe de cirque et lui fasse passer clandestinement la Manche. Mais le prétendu cirque de Mister Caïn cachait autre chose que de simples baraques de foire, et il était pressé de disparaître le plus vite possible et, bien entendu, illégalement. Le Hollandais accepta. Il n’avait plus le choix. Ou il obtempérait, ou il perdait directement son bateau.

— Un instant, l’interrompit Max. Qu’est-ce que ton grand-père avait à voir dans tout ça ?

— J’y viens. Comme je l’ai dit, le dénommé Mister Caïn, ce qui n’était évidemment pas son vrai nom, cachait beaucoup de choses. Mon grand-père était sur ses traces depuis très longtemps. Il avait un compte à régler et il pensait que si Mister Caïn et ses acolytes passaient de l’autre côté de la Manche, ses possibilités de leur mettre la main au collet s’évaporeraient à jamais.

— C’est pour ça qu’il a embarqué sur l’Orpheus comme passager clandestin ?

Roland confirma.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, dit Alicia. Pourquoi n’a-t-il pas avisé la police ? Il était ingénieur, pas gendarme. Quel genre de compte avait-il à régler avec ce Mister Caïn ?

— Est-ce que je peux terminer mon histoire ?

Max et sa sœur acquiescèrent d’une seule voix.

— Merci. Donc, il s’est embarqué. L’Orpheus a appareillé à midi et espérait atteindre sa destination à la fin de la nuit, quand les choses se sont compliquées. Une tempête s’est déchaînée après minuit et a drossé le bateau à la côte. L’Orpheus a percuté les rochers de la falaise et a sombré en quelques minutes. Mon grand-père a eu la vie sauve parce qu’il s’était caché dans un canot de sauvetage. Les autres se sont noyés.

Max avala sa salive.

— Tu veux dire que les corps sont toujours en bas ?

— Non. Au matin, un brouillard s’est répandu sur la côte pendant des heures. Les pêcheurs locaux ont trouvé mon grand-père inconscient sur la plage où nous sommes. Quand le brouillard s’est dissipé, plusieurs barques de pêche ont ratissé la zone du naufrage. On n’a jamais retrouvé aucun corps.

— Mais alors… l’interrompit encore Max à voix basse.

D’un geste, Roland lui fit signe de le laisser poursuivre.

— On a conduit mon grand-père à l’hôpital du village, et il a déliré pendant des jours. Une fois remis, il a décidé qu’en signe de gratitude pour la façon dont il avait été traité il construirait un phare en haut de la falaise, pour éviter que ne se reproduise une telle tragédie. Avec le temps, il s’est fait lui-même le gardien du phare.